rien qu’un empilement de détails
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ou un autreTumulte au hasard  : agence de voyage Meridiana plus jamais

C'est un empilement de détails, rien qu'un empilement de détails, où rien n'a d'importance en soi et qui ne mène strictement à rien en tant que tel. D'ailleurs, je ne l'ai jamais raconté à personne. Pourtant ça me reste très précisément dans la tête, la disposition des lieux, la couleur des murs, l'escalier en chicane et tout le reste. La difficulté, c'est de convoquer le détail. À mesure qu'on s'approche, qu'on précise le souvenir, qu'on tente de les tenir ensemble, voilà qu'ils multiplient, diffractent, s'ajoutent . Plus le fait central est minime, plus la constellation qui le porte le remplace et s'affirme. Mais il y a bien un élément central : ce portefeuille rempli de billets, et me l'être approprié. Sinon, le souvenir ne se serait pas fixé de cette façon sur si peu qu'une chambre d'hôtel, une voiture de location, un étui de violoncelle (vraiment, je le répète, des éléments en soi inintéressants). Donc, j'avais trouvé un portefeuille usagé, contenant une somme d'argent liquide importante. Cela m'est arrivé une seule fois dans ma vie. Ces hivers-là, des chambres d'hôtel, des voitures de location, j'en ai intérieurement empilés, et qui ne me laissent aucun souvenir, ou très peu (par exemple, je me souviens d'un séjour à Charleroi, en Belgique, des bistrots Verlaine et de son histoire avec Rimbaud, mais de l'hôtel, de l'usine, hors un goût de bière fraîche parce que sans doute il était normal en déplacement à Charleroi, la ville de Verlaine et Rimbaud, de boire au soir une bière et puis une autre : je ne me souviens de rien d'autre). Mais je diverge déjà trop, il s'agit de Bordeaux, de cela je suis sûr, et c'était la première fois que je revenais en vainqueur - technicien doté d'un oscilloscope et d'un fer à souder, avec voiture de location au sortir de l'avion, intervenant sur une machine très chère dans une des deux usines d'aviation qui en sont le fleuron -, là où j'avais été plutôt honteusement chassé des Arts et Métiers seulement quatre ans plus tôt (mais personne là-bas n'aura jamais su que je revenais ainsi en vainqueur d'où l'on m'avait mis dehors). Quittant l'aéroport de Mérignac, on m'avait loué une Ford Fiesta, la moins chère des voitures de location : je n'étais que technicien. Au premier vélo doublé, je fais une embardée dangereuse. Je découvre que la voiture est impossible à conduire : je n'avais jamais conduit de Ford Fiesta, je me suis dit que ces tacots ne méritent pas leur réputation. Je m'inquiète cependant du bruit, me gare, et découvre que la barre anti-roulis pend lamentablement, cassée en deux, sous le châssis : et ces cornichons de la boîte de loc ne s'en étaient pas aperçus ? Je reviens à l'aéroport, les traite d'assassins, ils me donnent un autre véhicule ; et pour se faire pardonner me dotent d'une grosse Renault (grosse pour l'époque, genre R18 ou je ne sais plus), une voiture d'ingénieur quoi, j'avais monté en grade. Je me rends directement à l'usine, de l'autre côté de la Garonne, non pas chez Dassault, mais chez SMA ou un sigle comme ça : chargés de l'entretien et de la révision des moteurs, ou alors directement Snecma ou Aérospatiale, tout cela a tellement fusionné depuis lors (j'étais aussi allé en dépannage chez Dassault). De l'usine, je revois avec précision la machine, sa chambre à vide, les couronnes de réacteur qu'on y faisait lentement tourner pour souder au faisceau d'électron les pales de titane à remplacer. C'étaient encore les temps industriels, on ne s'inquiétait de rien, ni du travail ni de l'argent : tout nous était promis, nous c'était tout le monde, et nous bénéficiions d'une prime de déplacement forfaitaire, sur laquelle il n'aurait pas été de bonne guerre de rogner tant qu'on pouvait. Au soir, je me gare devant la gare Saint-Jean (il y a décidément souvent Bordeaux dans ces textes) et prend le premier hôtel miteux dans la rue qui va vers le centre, d'ailleurs il y est toujours. Pour une nuit, ne pas s'embarrasser de frais. J'avais avec moi un petit magnétophone à cassettes, je peux aussi sérier avec précision, comme pour toute étape de ma vie, les musiques que j'écoutais : en jazz François Jeanneau et son synthétiseur Oberheim, et le violoncelliste Jean-Charles Capon, et beaucoup de violoncelle contemporain, en particulier les frères Bernd et Aloïs Zimmermann. De la nuit, du dîner qui avait dû la précéder, en face la gare (et aussi sans doute quelques bières) pas de souvenir. Plus bizarre, je me souviens qu'à l'époque je me donnais comme contrainte -- et j'ai toujours cette contrainte --, de ne jamais prendre l'avion sans y : dans les avions, on écrit autrement. Mais de cet aller retour Orly Mérignac je ne peux me souvenir de ce qui s'était écrit sur le cahier Clairefontaine à spirale ressort (j'usais systématiquement de cahiers Clairefontaine 220 pages à spirale ressort, cahiers que j'ai détruits par la suite). J'avais écouté de la musique, et, quittant, la chambre, je glisse la main entre le lit et le mur pour débrancher la prise de mon magnéto-cassette, je sens quelque chose de mou, la main a le réflexe de s'écarter, je regarde et c'est lui : le portefeuille rempli de billets. J'ai pris le portefeuille, vu les billets, payé l'hôtel pour n'y plus revenir. Je l'ai mis dans mon sac, j'avais mon avion le soir et une journée d'usine à écluser, je me revois sur le parking, arrivant à l'usine dans ma belle voiture de location, découvrant le détail de ce qu'il contenait, et puis le replaçant dans mon sac. L'argent c'était une grosse somme pour l'époque : presque de quoi m'acheter le même synthétiseur que François Jeanneau. C'est à ce moment-là, sur le parking, arrivant à l'usine d'aviation, que j'ai découvert ce minuscule agenda faux cuir. Ça se faisait beaucoup, autrefois, ces petits carnets minces. Monsieur était à la retraite et s'occupait, rive gauche de la Garonne, d'un syndicat de retraités. Une fois par mois, ses fonctions l'amenaient à monter à Paris en train, pour revenir le lendemain. Alors Monsieur revenait le soir même, mais tard, et menait à trois cents mètres de chez lui des affaires intimes avec deux professionnelles, dont on apprenait qu'une avait son âge et l'autre bien moins. Monsieur avait le cœur fondant : sa mission était presque syndicale, sinon de salut public. Il s'épanchait, dans les notes du petit agenda. Il ne s'agissait pas de banale aventure bourgeoise dans ce veule commerce de bord de gare, mais bien de sauver deux êtres perdus. La perte du portefeuille remontait précisément à deux mois. Pendant deux mois, les billets étaient restés coincés entre le lit et le mur. Est-ce que lui-même les avait planqués là pour les protéger de sa douce, et au matin les avait oubliés, ou s'était cru dévalisé mais n'avait osé s'en plaindre à personne ? Est-ce la dame qui avait planqué le trésor ici mais un événement indépendant de sa volonté en avait empêché la récupération ? L'hypothèse un est la plus probable, et, confiée à Simenon ou mise dans les pattes de mon copain Daeninckx on pourrait bâtir toute une histoire : encore que, même Daeninckx, ce genre de broutille ne l'amuse plus. J'ai hésité. Il y avait l'adresse. Sans l'agenda, sans doute je l'aurais fait : je gagnais bien ma vie, et l'argent acquis de cette façon m'aurait semblé garantie d'un malheur proche, presque une superstition. Mais quand même : dormir dans un hôtel de passe quasiment en face de ses propres fenêtres, et revenir tout frais le lendemain devant madame en racontant la réunion du syndicat des retraités, et la nuit d'hôtel à Paris... J'ai mis les papiers dans une bouche d'égout, j'ai gardé l'argent. Je me suis acheté un étui rigide de violoncelle, payé directement avec les billets, en liquide. Rue de Rome, j'en rêvais. J'ai remplacé la housse marron en skïe de mon violoncelle par cet étui rigide gris clair qui, dans la rue, me faisait passer pour un violoncelliste professionnel. J'avais peu d'amis, mais nous avons fait quelques repas au restaurant, quelques fêtes : l'argent s'est vite envolé. Quand il s'agit de billets... J'ai gardé l'agenda quelque temps : le récit, les jours, les comptes, c'était vraiment toute une vie qui émergeait, pas vraiment belle, rien qui rattrape. J'avais la photo aussi. Voilà, juste un détail. Le souvenir partiel qu'il en reste. D'ailleurs, concernant Bordeaux, il faudra aussi que je raconte l'histoire de la chambre d'hôtel trouvée occupée : mais personne ne me croira quand je raconterai ça, et quelle importance d'ailleurs.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 septembre 2005
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