"rien que la connerie humaine"
vie des gens

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ou un autreTumulte au hasard  : du goût pour les issues de secours

« Rien que la connerie humaine. » C'est un flic qui le dit, à la radio ce matin. Une tension dans la voix, perceptible. Sinon, je n'aurais pas retenu. Il a quoi dans les yeux quand il dit ça, lui qui en a été le témoin direct, qui a vu les visages, les épaules, a entendu les voix. « Rien que de la connerie humaine. » Peut-être qu'il retient aussi l'odeur. L'odeur n'est pas bonne. L'odeur de la mort, et la mort en masse. Et puis, ces gamines avec lesquelles il est enfermé des heures, l'odeur plus aigre des corps, confinés dans un même local. Là, en pays si calme, en pays des bords de ville, en pays immobile. Pas délaissé, juste au bord. Pas la misère, juste au bord. La nuit ici n'est pas plus terrible. On est de quelque part, mais d'où. La nuit, on pourrait se croire dans un pays bien plus grand, où c'est le monde entier qui résonne, pourvu que vous sachiez l'écouter. Les gens ordinaires dorment. Il n'y a personne. Etre là, à plusieurs dans la nuit, tient déjà de l'interdit. On ne devrait pas, on le fait. On parle, on rit. On ne les aime pas : on leur en veut d'être là, parce que c'est cela qui vous fait de vous des délaissées. On est à l'écart, on parle dans la nuit, mais comment le leur faire savoir ? C'est de tout âge : on se met sous des fenêtres et on le crie. On court dans la rue et on renverse ce qui fait du bruit. On voudrait que tout s'éclaire comme un Noël, et qu'on s'offre en spectacle, pas grand-chose en fait : soi-même. Qu'on garde de la beauté, qu'on garde de la volonté. Qu'on résiste, on voudrait qu'il en soit autrement. On est dans la nuit, on est dans l'entrée, entre les boîtes aux lettres et l'escalier, bientôt il faudra se séparer. Est-ce qu'elles penseront, plus tard : on avait la haine ? La haine juste de cela, et pas d'eux autour, au-dessus, qui dorment. Juste la haine de cela : ce silence, cette impasse. « Rien que la connerie humaine. » C'est un moment dans la nuit. Il y a des bruits, des craquements. Elles se sont enfuies. Elles n'ont pas osé voir. Elles ont regardé, elles auraient voulu revenir en arrière, éteindre, certainement mais quoi faire. Non, on ne suppose pas que ça aille si vite, on ne suppose pas que ça prenne cette dimension-là, les murs, l'escalier, l'immeuble. Elles courent dans la nuit. « Rien que la connerie humaine. » C'est les pubs, elles diront dans la journée, on n'aime pas les pubs. Mais ça ne colle pas avec les chiffres, avec les sirènes, avec les civières, avec le désastre. Il y avait eu des lois sur les rassemblements dans les entrées d'immeubles : gommer les entrées d'immeubles, c'est gommer ce qu'elles signifient au quotidien. Délaissés. Les couleurs, les boîtes aux lettres, la poubelle qui déborde à cause des pubs. Les boîtes aux lettres sont un reflet du monde : les noms disent qu'ici on ne reste pas longtemps, ou bien qu'on reste trop longtemps. Les noms disent qu'on n'est pas là parce qu'on l'a choisi. Les noms en disent trop sur qui vous êtes, combien vous êtes et ce qu'ici vous faites. Les boîtes aux lettres ne sont pas des objets de plaisir : le temps du facteur qui fait plaisir, c'était autrefois, et ailleurs. Les boîtes aux lettres servent aux commandements, aux factures, au type de la sécu qui vient voir si vous habitez là, au démarcheur, à celui qui vient vérifier si vous cherchez un emploi, ça sert aux huissiers, ça sert aux flics. Pas celui qui est là ce soir-là, qui a compris, qui dit : « Rien que la connerie humaine. » On en veut même aux pubs : ce qu'on vous montre est déjà au rabais. Ce dont vous êtes censé avoir envie : à votre portée, dans une idée préconçue de vos petites envies. C'est des feuilles dépliantes de mauvaise quadrichromie avec les prix bradés du supermarché, c'est la nouvelle grande surface qui vient d'ouvrir à côté et qui ne vous a pas embauché, et les salaires de toute façon y sont de misère. D'ailleurs, le monde de papier des pubs, les gens ne regardent pas, on défourne la boîte aux lettres, on garde les factures, les pubs vont à la poubelle. « Rien que la connerie humaine. » On a des cigarettes et un briquet, on n'a pas besoin d'être excitées, on n'a pas besoin même d'en vouloir au monde. Cette fille on ne l'aimait pas, elles disent, on a pris des papiers, on les a mis dans sa boîte aux lettres et on l'a fait brûler, la première fois ça n'a pas marché, alors on a recommencé : des papiers pour la poubelle, des publicités. C'est une signature, un tag. Les garçons le font bien. On leur en veut souvent, qu'ici ce soit si sale. Enfin, on dit ça : ce n'est pas la zone ici. Ça a été refait, ici. Juste rien, des gens qui dorment. Il y a des poussettes dans un coin. On ne les monte pas aux appartements, on ne les range pas sur le balcon, on a confiance : la preuve. La poubelle brûle, on s'est dit que ça nous vengeait. De trop. De trop quoi ? Disons : de rien, ça nous vengeait, voilà, qu'ici il ne se passe rien, qu'ici on soit rien. On n'a pas de nom, rien que ce trop de noms des boîtes. Et celle sur la photo qui pleurait dans les bras d'une autre, plus jeune: on est un pays en guerre, ou quoi? « Rien que la connerie humaine. » Ceux du rez-de-chaussée ont senti la chaleur, les craquements. L'homme a poussé tout le monde par la fenêtre, ses gosses dans la nuit, quelques affaires, peut-être même pas : quand il y a le feu on ne réfléchit pas, on fait au plus vite. C'était tout de suite une fournaise, il dit. Ils ont couru jusqu'en face, il avait son téléphone : les pompiers étaient déjà prévenus. Tout le monde tout de suite a prévenu les pompiers, et ils sont arrivés très vite. C'est les fumées, plus tard ils ont dit. Les morts on les a retrouvés dans l'escalier. Au troisième, des gens ont eu le bon réflexe : des couvertures mouillées, qu'on applique sur la porte d'entrée, et sur les fenêtres. Au troisième ils n'ont rien eu, les pompiers sont entrés à trois heures, leur disant que tout était fini. On ne juge pas. Qui jugera. Ce sont des constructions pauvres. Pas la misère, non. Des revêtements de contreplaqué partout, on nous dit. C'était mieux que le béton, ça avait été refait. Le contreplaqué a flambé tout de suite, puis les gaines électriques, les peintures : les fumées étaient toxiques. Vous faites quoi, quand il y a le feu, vous ? On emballe les gosses dans une couverture, on attrape son téléphone, son portefeuille, on court vers l'escalier pour se mettre à l'abri dehors. Il y avait eu d'autres feux ces semaines. On parlait à la télévision de l'origine criminelle des incendies. On voyait, on avait vu les gens à la rue. On avait vu les civières et les morts : la télévision, les journaux montrent tout. Le lendemain, du dehors, rien qu'une vague tache noire en ovale sur le mur. Un peu comme on fait dans les deuils, comme on faisait autrefois, dans les maisons bourgeoises, décorant la porte d'entrée de tissu noir. Ici la mort a toujours été plus banale : d'ailleurs, on meurt plutôt à l'hôpital. « Rien que la connerie humaine. » A eux cela danse dans la tête, les images qui se superposent. Un corps demi-nu porté dans les bras vers dehors. Les corps auxquels on a mis un masque pour la réanimation et qu'on emporte en courant. Les casques d'acier brillants, puis un escalier tout simple, une tour sans histoire, et la quantité de morts à quoi cela peut conduire : ils n'auront pas de nom, les morts. On dit le nombre, on ne pense même pas, dans les journaux, à décliner la liste des noms : moi je me dis que ç'aurait été un petit hommage, un quelque chose. On n'a même pas le droit de parler de ça. On n'y est pas allé, on ne connaît pas. On a relevé ces phrases, dans les journaux : les gens qui fuient dans l'escalier enfumé, que ce n'est pas les flammes, mais la fumée qui a tué. Et puis quoi, au bout, rien : les gamines arrêtées dès le matin, la connerie qu'on a fait avec son briquet, et l'effroi certainement dans les yeux. Ce qui ne se représente pas. Ce qu'il disait de cette façon à cause de ça, le flic qui n'aura rien dit d'autre : « la connerie humaine », et que cette phrase-là était juste peut-être parce que d'elles et d'eux elle ne nous séparait pas. On pense à tous les immeubles, partout. Aux chômeurs qui y ont versé encore, ce matin à l'aube, les rations de publicités sur mauvais papier, qu'on jettera sans y penser. Sans penser.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 septembre 2005
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