tout pour de faux
les villes sont des livres, suite

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ou un autreTumulte au hasard  : une usine bien moderne

A mesure qu'ici au Centre de formation des apprentis de Pantin, le plus grand d'Île-de-France, on s'enfonçait dans les cours, tout ressemblait au monde vrai : on exerçait ici tous les métiers. De la boulangerie à la plomberie, l'entretien et la réparation des moteurs de voiture ou de leurs carrosseries, les écrans d'ordinateurs et ceux aussi dont le métier est de vendre, « vente de tout ». Les portes donnaient évidemment sur des couloirs, des ascenseurs et des étages. Tout en haut, une grande cantine où l'on mangeait : on voyait le ciel, et toute la ville jusque très loin. La ville est immense, vue à cette hauteur. La totalité des métiers dont on apprend ici la pratique, dans les étages, au fond de chaque couloir, et en bas dans les grands ateliers, avec ces voitures pour de faux, ces maisons à moitié construites, pour apprendre. C'était immense. On vous expliquait que les jeunes venaient par roulement, une semaine sur trois, et les deux autres participant aussi de cette étendue qu'on avait sous les yeux, ce qu'on nommait la ville et les dissimulait dans ses fissures, ses pans, ses reliefs, puisque c'est tout ce qu'on en voyait : les toits. On partait dans d'autres couloirs. Cette grande pièce donnait sur une série de couches blanches à relevage électrique, et des baignoires aussi : les soins du corps on vous disait, cela s'apprend aussi. Et puis ces faux salons de coiffure remplis de glaces. Mais dans un vrai salon de coiffure on n'aurait jamais empilé les clients si près, avec des fausses têtes, eux disaient « les têtes malléables ». Moi je pensais : bel idéal, ces têtes malléables, on en remplirait la ville, on les laisserait faire, on en profiterait pour s'enfuir. Les têtes malléables restaient sagement sur les étagères et dans cette autre pièce semblable les filles étaient presque serrées toutes ensemble, on leur montrait un film sur leur futur travail, un film proposé par une des marques qui finançaient le centre, moi je voyais leurs cheveux sur les corps frêles, l'une pour regarder le téléviseur avait appuyé le cou sur la cuvette à shampooing et ses cheveux teints en blond répandus là : les filles pourtant dans cette ville n'étaient pas blondes, mais c'est tellement bien de se prendre les unes les autres comme terrain d'expérience une fois la semaine au moins. Puisque tout ici était pour de faux, les cheveux et les soins du visage et le soin des corps dans les baignoires par cinq comme en bas ceux qui pétrissaient du pain ou fabriquaient l'électricité de fausses maisons ou s'exerçaient à vendre, « vente de tout » ou s'exerçaient à la mécanique automobile : de la cantine tout là-haut, en regardant du côté opposé à la ville, on les apercevait presque, les grandes usines de fabrication automobile. On mettait plusieurs heures à tout parcourir. Dans les salles d'apprentissages chaque fois de nouveaux visages et déjà les tenues et attributs des métiers, les métiers si reconnaissables qui sont ceux de tous les jours : je m'y serais reconnu les yeux fermés, rien qu'aux odeurs. Le mastic de la peinture automobile et les oxydes de cuivre à la plomberie et ainsi de suite. Le bâtiment avait poussé en hauteur parce qu'à l'étroit dans la ville, il avait envahi ses propres cours. Si la ville n'était que rigoles et fissures sous la masse compacte et diverse que dessinaient les toits, il en était de même du centre : on circulait tout en bas dans l'ombre verte des étages qui, là-haut, s'embrassaient par des passerelles. -- Y a-t-il des caves, j'ai demandé ? On s'en sert de réserve, m'a-t-on répondu, de couloirs pour les archives, on n'y va pas c'est compliqué m'a-t-on dit, et voilà, j'étais la rue des métiers vrais, je rejoignais par la rue Josserand le carrefour dit des Quatre-Chemins par quoi s'assemble la ville, et je me disais : et si toute cette ville aussi ne s'exerçait que pour le faux, la vente, les automobiles, l'esbroufe et même la violence et le reste, un simulacre. Et je l'avais devant mes yeux enfin telle qu'elle était véritablement, la ville : une ville pour de faux. Je les regardais maintenant de près, sortant du métro dans les beaux quartiers, ceux qui défilaient, élégants, ceux qui portaient leur sacoche et affichaient les costumes comme de prétendre commander à la terre entière : simulacre. -- Pour de faux, je leur criais. Moi aussi, simulacre, je criais ! Écrire, bouquins, on s'exerce ! Et ce serait où, ce serait comment, le centre d'apprentissage pour les livres, pour écrire des livres ? On y trouverait quoi, de fausses têtes, et de toute une fausse ville pour s'entraîner à nos histoires ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 8 septembre 2005
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