chez les morts
théâtre, ville, mort [version 3]

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ou un autreTumulte au hasard  : pas encore une menace mais

Version 1 écrite pour un stage mené par Gilles Bouillon et Bernard Pico au Centre dramatique régional de Tours, version 2 préparée pour une lecture de Michel Didym à la Mousson d'été, le lundi 29 août 2005, version 3 en cours, ci-dessous.
Théâtre. On est le soir, à l'heure habituelle du spectacle, quand les silhouettes semblent émerger des rues environnantes pour s'agglomérer dans un hall d'accueil à entrée transparente, où vous les apercevez. Mais parmi ces gens qui entrent, certains ont une manière inhabituelle d'approcher. Ils viennent de leur plein gré, et pourtant paraissent étonnés. Tout est comme d'ordinaire, et la ville pareillement indifférente. C'est le même établissement qu'on connaît, son architecture de béton fonctionnelle. Il y a ceux qui parlent, mais dans leur cas plutôt ils chuchotent, en tout cas on ne comprend pas. Même moi je peux être là, et raconter ce rêve récent, qui tournait autour de ce texte en chantier depuis des mois (celui-ci, qu'aujourd'hui je voudrais résumer d'un seul trait, comme à lui, le directeur du théâtre et metteur en scène de la pièce qui s'y joue, et comme à son son habitude en plein milieu de l'entrée, serrant des mains, donnant paroles et sourires puisque c'est sa fonction, je résume cette histoire en quelques minutes). Les personnes qui donnent les billets, derrière un guichet, puis ceux et celles qui les contrôlent à l'entrée de la salle, n'appartiennent pourtant pas au monde du théâtre. Ils ont des blouses discrètes qui participent plutôt du monde médical, et semblent accomplir un travail machinal, rôdé. Aucune parole n'est échangée, tout passe par les yeux. Autre étrangeté : rien à lire, aucune affiche pour spectacle, aucun nom de pièce ou d'acteur. Tout signe écrit enlevé, alors que d'ordinaire dans ces lieux ils fourmillent. Un opérateur, caméra à l'épaule, filme en continu les visages. A tous ces gens qui attendent dans le hall, et dont la foule continue de grossir, on propose des livres à vendre, des livres de poche choisis spécialement pour eux, sous couverture grise. Et même, s'ils n'ont pas d'argent, on les leur offre. Ce sont : {Légendes de la mort}, d'Anatole Le Braz, {Le Golem} de Gustav Meyrink, {Histoire de la mort}, de Philippe Ariès, {Une visite chez les morts} de Franz Kafka. Ces livres, on insiste pour qu'ils se les procurent, comme quelque chose qui leur serait utile, nécessaire. Ils sont présentés de façon qu'on veut jolie, sur un plateau, avec des fleurs et des confiseries gratuites aussi. Dans la salle, quand on entre, un écran et un film, déjà commencé. Une séquence muette. Mais un acteur est assis devant l'écran blanc et parle de ce est censé voir. D'abord une grande maison du centre-ville, on reconnaît vaguement l'endroit, on saurait retrouver la rue à peu près si on vous demandait vers quel endroit c'est. Mais dans cette maison il n'y a nulle part de portes, on passe sans obstacle d'une pièce à l'autre, voire d'un appartement à l'autre, on a eu l'impression d'abord que c'était étroit mais maintenant cela semble se démultiplier à l'infini, un escalier, des couloirs, et puis là, par exemple, un appartement tout en longueur. Mais le visage qu'on y aperçoit on le reconnaît : cette femme, je l'ai vue tout à l'heure dans la rue, puis à un des guichets, ou bien c'est elle qui vendait tout à l'heure des livres dans le hall du théâtre, et qui maintenant vous accueille dans cet appartement et vous le fait visiter. L'appartement est sombre et ancien, une fille -- jeune -- vous tourne le dos, assise à la table de la cuisine, nul ne s'occupe d'elle. Plus loin, au fond de l'appartement, un mort sur le lit. Puis, dans la pièce où votre guide vous fait entrer, il y a quelques sièges, on peut aussi se tenir debout au fond de la pièce. Devant, sous la lumière, un acteur lit le {Rétable des Merveilles} de Cervantès, cette incroyable fiction qui invente le cinéma en plein seizième siècle, puisque, dans une grange, des acteurs ont tendu un drap où les spectateurs de chaque village peuvent voir des images animées et, précise Cervantès, en couleur. Seulement, seuls les croyants de pure origine chrétienne, et donc non pas juif converti ou arabe converti peuvent voir ces scènes de la Bible défiler sur le drap des saltimbanques : alors tout le monde fait semblant, et lorsque le bonimenteur dit que les rats sortent de l'écran et vont envahir la salle, tout le monde fuit. On sait qu'il s'agit du {Rétable des merveilles} tout simplement parce que devant l'acteur un panneau l'indique, et c'est le même acteur, dans le film, lisant le {Rétable des merveilles}, que celui qui est assis là dans la salle du théâtre, commentant les séquences du film muet : « On pourrait imaginer, sur le même principe, que seuls les vivants (dit l'acteur assis lisant à sa table) voient défiler sur l'écran les images du film dont je commente une à une les scènes. Mais personne ici, comme dans Cervantès (continue l'acteur assis lisant à sa table), n'oserait prétendre ne rien voir des images dont je parle » : et nous pensons à cette grande maison centre-ville où nulle porte ne retient de passer, puis à l'appartement tout en longueur que cette femme, avant de vous faire entrer ici, vous a fait visiter, puis la cuisine où cette fille silencieuse était penchée, enfin la chambre du mort. Cela, que j'ai vu, c'était seulement ce que nous montrait ce film, dans cette salle de théâtre que j'ai pourtant eu l'impression de quitter ? D'autres images apparaissent, et pour la salle maintenant pleine c'est un soulagement réel. Même une joie : ceux qui s'aiment se serrent la main. Ce sont les images prises il y a quelques minutes des gens qui surgissaient des rues avoisinantes, dans la nuit, puis attendaient dans le hall (la vente des livres, et quand on s'est regroupés devant les portes closes). On se reconnaît, on peut lire de chacun la surprise, ou les réactions pour s'acclimater et se défendre. Par groupes, on leur propose une visite. Par exemple ce jardin sous le théâtre. Le jardin on croyait le connaître, il a été transformé en labyrinthe. Le bâtiment est doucement éclairé, toutes les pièces sont visibles, allumées, mais c'est comme des éclairages d'ambiance. Tous ces gens bougent, mais lentement. Tous ces gens se regardent, mais sans jamais entrer en contact l'un avec l'autre, ni jamais parler. Pour ceux qui regardent le film, sous-titre : « Séquence des morts violentes du jour ». Cela peut commencer par un commentaire de télévision. Il y a une usine, et dans l'usine la chute énorme d'un pont roulant, ou l'explosion d'une grosse chaudière. On aperçoit les secours évacuer les corps des types, certains à peine blessés, avec des casques de chantier et des combinaisons. Puis des accidents de la route. Là on voit les visages juste avant : un jeune couple, un couple d'âge mûr, et les deux voitures percutent. On aperçoit les ambulances sans plus rien voir. Enfin c'est un vieil hôtel de centre ville qui a pris feu, on montre à la télévision les vieilles installations de gaz ou d'électricité des bâtiments voisins, et un expert de quelque chose (on trouve toujours un expert pour chaque chose), en cravate bien sûr, mais paradoxalement muet lui aussi : juste un portrait en buste, d'un homme qui sourit d'un air convaincant. On comprend que ce qu'il veut ainsi expliquer, c'est qu'on n'y pouvait rien, ni lui ni personne. Une voix donne le nombre de morts, on voit leurs photographies en noir et blanc, dont une famille avec des enfants, et plusieurs hommes seuls, on aperçoit les véhicules qui les emmènent : pas des ambulances, des véhicules banalisés avec arrière réfrigéré. La foule dans le théâtre a grossi. Elle investit de plus en plus largement les galeries, une sorte de cafétéria en bas où pourtant personne ne demande rien au serveur qui nettoie et lustre obsessivement ses percolateurs et comptoirs, certains sont assis dans des fauteuils et regardent devant eux fixement. D'autres entrent dans les toilettes comme s'ils cherchaient là au sous-sol une issue par où partir, voire même une cachette provisoire. Les personnes qui donnaient là-haut les billets, et qu'on avait d'abord vues au crématorium ou au funérarium, passent dans la foule et surveillent, mais discrètement, poliment. Quelqu'un de ceux-là fait évacuer les toilettes du sous-sol. Quand il remonte le grand escalier vers le hall on croise successivement la file des morts dans l'explosion du vieil hôtel, toute une famille avec des enfants, puis les hommes seuls, ensuite les hommes en combinaison de l'usine, et puis les deux couples de l'accident de la route, tous quatre se tenant les mains enlacées. La comédienne célèbre est entourée de beaucoup d'égards. Il y a une réception chez elle, la bière est visible dans une pièce qu'on a vidée de ses meubles, au mur il y a les affiches de ses nombreux spectacles, dont une pièce de Tchékhov et un Shakespeare. Elle est là, passe parmi eux tous, ses invités, qui ne s'aperçoivent pas de sa présence. Elle essaye d'éviter un homme, petit et terne, qui semble attaché à ses pas. La bière est enlevée en grands pompes par les employés en uniforme, et les gens suivent. Alors elle est seule dans son appartement, mais le petit homme terne est resté avec elle, en uniforme de la compagnie de pompes funèbres. Discret, il lui adresse de la tête un lent signe affirmatif, elle s'immobilise. Maintenant, rupture, une très grosse femme entourée de sacs plastiques traverse un squat encombré (mais c'est la même actrice qui joue les deux séquences). Des silhouettes accroupies, d'autres qui boivent, des chiens. Elle a sous un escalier sa propre réserve d'alcool, c'est un réduit minuscule mais dont on comprend qu'il lui appartient en propre. Elle repousse ses affaires, les range. Elle s'assoit contre une paroi, cherche à s'allonger pour s'endormir. Le petit homme terne, suivi de la tragédienne célèbre, l'air effrayé de ce qu'elle voit, arrive à ce moment-là, fin. Dans l'appartement avec le mort, la jeune femme est assise près du corps de son compagnon, mains jointes et les yeux fermés. Elle pose la main sur le visage du mort, puis sa tête contre le buste. Elle a les yeux ouverts, très fixes. Des gens viennent et l'emmènent, très doucement, puis on s'occupe du mort. Ici on fait pour la mort comme pour un mariage. Les groupes s'assemblent par familles, avec les enfants au premier rang. On entoure de très vieux hommes et très vieilles dames qui se déplacent lentement, ont déjà leur costume noir et le visage blême. On est dans le jardin labyrinthe, et on est tous rassemblés autour du défunt : les quatre hommes de l'usine par exemple, ou bien des enfants morts. Ils sont en tenue de ville très simple et sans uniformes, qui procèdent au cliché sur un appareil à chambre et trépied. On voit les gens qui s'occupaient du jeune type décédé passer avec lui : il marche seul, de façon un peu hésitante, mort pourtant. Dans une autre alvéole du labyrinthe, ceux de l'hôtel qui sont ce soir installés pour le cliché : ils ont peu de famille, alors on les photographie ensemble, presque comme une équipe sportive. Quand le groupe se défait, la jeune femme traverse l'espace libre, sans se cacher mais en essayant de ne pas se faire remarquer. Celui qu'elle cherche est ici, dans une cour devant un mur ouvragé, ancien. Il est assis sur une chaise, et seules deux personnes l'accompagnent, sans doute des parents : on les a aperçus dans l'appartement tout à l'heure. Quand ils s'éloignent, la jeune femme vient à lui, l'enserre, met sa main sur son visage, amoureusement, presque obscènement, mais c'est comme s'il ne la voyait pas. Son regard à lui fuyant le sien à elle, ou même pas : toujours levé là-bas vers le bâtiment où il doit se rendre. Alors il se déprend d'elle et marche à pied lentement. Elle le suit, mais ici il y a le tri : un grand portail ouvre sur la ville et un parking, il y a des voitures, des autobus même, et les gens en blouse, comme pour une cérémonie normale, qui évacuent les gens et les dirigent. C'est fini des vivants. On aperçoit les morts qui marchent lentement, seuls, à peine guidés par le personnel en blouse aux bifurcations des jardins. La jeune femme ne pourrait pas passer sans se faire remarquer. Il y a les quatre de l'accident de la route, toujours en groupe soudé, elle se colle à eux : les morts ne remarquent plus rien des vivants qui les entourent. Elle passe la zone de tri, c'est comme sans doute une scène de guerre, ligne de démarcation, passage d'un clandestin à la frontière. Dans le jardin du théâtre la femme pauvre morte d'alcoolisme et d'obésité se traîne avec peine. L'actrice connue lui fait des remarques, les deux femmes (pourtant toujours la même actrice) ne se quittent pas, l'actrice connue pousse la femme pauvre : elles ne doivent pas être en retard, c'est sérieux. Le hall du théâtre est vide maintenant, et vides les escaliers, vide le sous-sol. Les gens aux blouses discrètes mais réglementaires, qu'on avait remarqués au début, sont occupés à remettre les chaises, fermer des portes, et semblent ne même pas s'apercevoir des deux femmes. Le petit homme terne surgit et leur fait signe, depuis une porte tout en haut de la salle, comme à ceux qui sont en retard et à qui on dit que par ici ils pourront rentrer quand même. La jeune femme a mis une blouse comme ceux des pompes funèbres. Elle entre dans le hall du théâtre collée au groupe des accidentés de la route et personne ne fait attention à elle. Elle aussi se glisse dans la grande salle, mais les gens y sont encore dispersés. Les gens ont l'air tranquillisés, comme à un spectacle de distraction. Sur la scène complètement nue et ouverte, seul, debout et sans pupitre, un violoniste à cheveux très longs joue la suite n° 2 d'Ysaïe. On ne voit pas son visage. On ne voit pas son visage. Quand il redresse la tête pour se faire applaudir, on découvre une tête de mort comme au carnaval, et il rit de son effet comique. Il m'adresse un signe : je comprends qu'il s'agit de Pifarély. Alors moi aussi je suis de chez eux, maintenant ? Mais je ne me pose pas la question, pas maintenant. Maintenant, il s'agit de voir. Et je veux suivre cette fille. Une fille qui suit son copain jusque dans la mort, je veux comprendre. C'est de là qu'il est parti, mon rêve ? Couloirs, galeries, les morts errent en désordre. Ce dédale de ciment ouvre sur le théâtre par les sous-sols, mais passées les portes de fer où veillent les gens aux blouses, plus personne pour les aider. On les voit, indifférents et occupés. La jeune femme de l'histoire cherche à se repérer. Elle remarque que nombreux sont ceux qui sortent d'une porte grise, en bas, mais c'est impossible de la passer à contre-courant. Elle prend par les loges, puis accède à un amphithéâtre en pente raide, presque cubique, avec une scène minuscule. L'amphithéâtre est plein. Là-bas, à la porte de droite en haut, où les morts attendent en paquets qu'une place se libère pour venir vite la prendre. Même indifférents les uns aux autres, ils savent tout de suite où venir. Puis, à intervalles, d'autres se lèvent et vont vers la sortie, les couloirs qui mènent là-bas à la grande salle. La jeune femme arrive à s'asseoir, évite le contact avec les morts qui l'entourent. Mais tous n'ont d'attention que pour le conférencier, assis à une table de bois sur l'estrade, avec une bouteille et un verre d'eau. Il parle sans notes. Devant lui, au tout premier rang, et qui ne le quitte pas des yeux, celui qu'elle cherche. Contrairement aux autres, il semble vouloir écouter en continu la conférence, tendu vers l'orateur, opinant, faisant effort. L'homme parle en regardant densément ses auditeurs. Derrière lui, un grand panneau : « nouveaux rituels de la mort en milieu urbain, approche méthodologique ». La jeune femme s'assoit. Le conférencier c'est lui, son compagnon, son mort. Il ne la reconnaît pas.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 7 mai 2006
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