Dans ces lieux, il ne se passe rien. Justement, si on les remarque, qu'on les photographie même, c'est qu'ils ont suspendu, on dirait, toute loi autre que leur propre existence. Une rampe de ciment descend de la dalle, là-haut, où sont les immeubles. Une autre allée de ciment conduit à la porte bleue d'un garage que certainement jamais on n'a vu ouvert. Les bordures ont été dessinées, les rambardes et les dalles aussi. On y a placé des grilles pour l'évacuation de l'eau. Là-haut, des gens vivent. Ils passent par ici pour rejoindre la rue. On pourrait y faire du théâtre, si le théâtre encore intéressait quiconque. On désignerait les fenêtres à rideaux, on décrirait la tragédie, même minuscule, de ceux qui s'y abritent. Un événement menacerait, une histoire d'amour ou de pouvoir aurait déchiré les bâtiments de gauche et ceux de droite, précisément de part et d'autre de cette allée. La porte bleue s'ouvrirait, de ces caves noires surgirait l'élément tiers qui mettrait tout cela en mouvement. Ou bien peut-être un homme vit là, dans ce souterrain à l'abandon, qui entendrait toutes leurs histoires et pourrait en témoigner, mais que personne ici n'aurait jamais remarqué. Dans les pages des faits divers, on évoque souvent ces lieux : un nouveau-né trouvé dans une poubelle, les meubles d'une expropriation, l'éclat d'une dispute conjugale, un trafic, les traces d'un incendie. La rampe de ciment, l'allée qui mène au garage condamné, les rideaux mêmes des fenêtres et les trottoirs sans jamais personne, on marche dans la ville et soudain c'est l'équilibre d'une géométrie qui vous arrête : on pourrait jouer la tragédie, ici. On pourrait, de ce qui nous entoure, dresser le simulacre. On a tant besoin de simulacre, pour s'habituer, pour continuer.