Proust dansait avec Kafka
chez les morts _ 03

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ou un autreTumulte au hasard  : exercices à partir de Rimbaud

La sensation bizarre, c'est de danser avec soi-même. Se tenir serré avec un autre corps qui est soi-même. Sensation vaguement incestueuse, et pourtant d'une tendresse incroyable. Avec celui-là, on a tous les droits, on peut s'abandonner, se coller. Il n'a pas de visage, ou plutôt je n'ai pas besoin de {savoir} son visage, puisque je le reconnais et que de toute façon, puisqu'on danse ensemble, il regarde derrière moi. Comme moi je regarde devant, et qu'on est le même, peu importe ce qu'il regarde. Moi je vois la salle, une grande salle un peu sombre, avec des lumières ambiance, une musique donc, d'autres gens qui dansent, certains me connaissent, nul pour être surpris de ce qui se passe. Je danse avec moi-même, et lui c'est un mort. C'est une culpabilité vraiment vieille, et liée à des hontes d'enfance dont je saurais faire la liste très exacte, et limitative, ou dénombrable. Ce fait de danser avec soi-même en mort est pour moi une certitude avérée. J'en ai eu des cauchemars, des réveils en sursaut, et cette culpabilité qui me poursuivait, que l'autre m'était infiniment proche, qu'on avait une relation infiniment affective, compréhensive, et pourtant que tout était irréversible : rien ne pouvait le ramener à la vie, ce moi que je tenais pourtant contre mon corps et nous dansions ensemble. Ce sont des rêves étonnamment sexuels aussi. Ou bien comme si j'avais tué quelqu'un, et personne ne le saurait. Je sais que la mort de Pierre Douteau compte beaucoup dans ce rêve, mais je n'ai bien sûr jamais dansé avec Pierre Douteau, d'ailleurs ça le ferait bien rire. Si je dois analyser ce rêve je trouve évidemment {Crime et châtiment}, et peut-être toute ligne écrite par Dostoievski. Et qu'aussi il me semble connaître par cœur {Wild palms} de William Faulkner, que pourtant je n'ai lu qu'une fois et il me semble que l'effort à faire sur moi-même pour le rouvrir serait encore inconcevable, et pas de livre cependant qui compte autant, dans la galaxie restreinte des livres. Et puis aussi mes premières lectures de Franz Kafka, quand je l'ai découvert par hasard à La Tranche-sur-Mer, à la maison de la presse, en fin de ma seconde donc l'été 1968, et que pourtant cette lecture me semble séparée de tout autre souvenir ou élément matériel de cet été 1968, l'attente des disques des Beatles et Rolling Stones en particulier (c'est l'été de {Revolution n° 9} et de {Jumping Jack Flash}), la quête que j'entreprendrai (pas facile, dans nos trous de province) pour trouver le {Château}. Mes souvenirs aussi d'Edgar Poe, mais là vers mes onze ou douze ans ? Mais est-ce que ces lectures prenaient une telle force à cause d'une culpabilité déjà existante ? J'y relie d'autres rêves très précis, conservés depuis lors, mais qu'il ne m'appartient pas de raconter parce qu'ils impliquent des proches, mes deux frères notamment. Je me débarrasserai de cette culpabilité et de ces rêves seulement bien plus tard, l'hiver 1998, en rencontrant, dix-huit ou vingt fois de suite, à la prison de Bordeaux, Christian D., un jeune très timide, écrivant des textes très fins, et d'une infinie interrogation sur lui-même, et qui pourtant était là pour le meurtre d'un cousin. Le rêve n'est pas revenu. Mais cette sensation oui, qu'on danse avec soi-même, d'un mouvement lent et tournant, et que l'autre, qu'ont tient sans distance contre son propre corps qu'on serre contre soi, visage contre visage. C'est ce mort, associé à cette honte ou culpabilité : s'il est mort, c'est parce que vous l'avez {et caetera et caetera}, on bute forcément sur de l'imprononçable, et d'ailleurs je ne sais plus rien de matériel ensuite, il n'y a pas de fait précis ni d'événement, moi-même j'ai oublié, cela se confond avec le rêve qui se dédouble sur lui-même, peut-être c'est dans le rêve qu'il est mort, dans mon rêve, et dans la vraie vie, puisque ce rêve me paraît comme vrai, on m'en assigne une responsabilité pas complètement désenfouie, mais recouverte bien largement de sable, de sable lourd. Je ne sais rien, je ne l'ai pas fait, ce n'est pas moi. Reste que je danse, reste qu'il est mort. Plus tard, ce mort sera souvent Marcel Proust, et bien étrange encore plus tard cette scène de Fellini où un sosie de Marcel Proust enlace en dansant, sur une place de village, un sosie de Franz Kafka. A ce moment-là du rêve je veux voir son visage, son visage qui devrait être le mien, mais est peut-être celui de Pierre Douteau ou d'un autre, alors oui, un moment il y a ce tout petit écart de lui à moi, je me tourne vers lui, je le regarde dans les yeux, alors [interrompu]

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 7 juin 2005
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