le monde est idiot, ou soi-même ?
de l'inexplicable dans la vie ordinaire

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ou un autreTumulte au hasard  : dire non, ne pas savoir pourquoi

Scène étrange. Des hangars, des grillages. Et moi je ne suis pas dans une position ordinaire : l'avion roule lentement vers le bout de piste pour le décollage, je suis collé au hublot parce que je les aime, ces zones où se défait la ville. Alors un type avec deux béquilles de bois qui donne des ordres à trois gamins en rang devant lui. Ils portent des drapeaux dépareillés, comme des militaires (ce ne sont pas des militaires). Il y a du vent, beaucoup de vent, les drapeaux battent. Le type parle aux trois gamins, figés pour l'écouter. Autour personne, ce hangar mort, les grillages, plus loin une autoroute. L'avion au ralenti les dépasse, trop tard pour une photo. L'inexplicable ne prétend pas au statut ordinaire de la réalité. Inexplicable seulement, peut-être, parce qu'on n'a pas pu attendre une minute de plus, contourner le bâtiment pour lire le nom, ou juste savoir ce qu'ils feraient ensuite. Je n'avais personne près de moi dans l'avion pour dire : - Vous avez vu ? De quoi s'agit-il ? Le type à ma gauche lisait un journal de sport, la dame sur le siège devant se refaisait les lèvres et se brossait les cheveux (c'était tout aussi inexplicable d'ailleurs). L'inexplicable semble toujours réservé à vous seul, à vous faire croire que vous seul avez perçu tout cela, que la scène était à votre seul usage, et peut-être même n'existait pas pour les autres, n'existait simplement pas. Après vous tout s'est défait, le type, les drapeaux, le grillage et le hangar. Et pourtant, un instant, c'était vrai : même, ça a été la seule présence humaine toute la route que l'avion a fait le long de cette zone improbable, avant de se retourner pour s'élever. J'avais photographié le bâtiment suivant, mêmes grillages, même ciment, même autoroute au loin derrière, mais il n'y avait plus personne: de ce que j'avance je n'ai même pas de preuve, on dirait du Hitchcock, du Hitchcock pour friche de banlieue. Comme ce matin cette religieuse âgée, ici dans le supermarché, achetant des brioches sous plastique et des collants Golden Lady (oh, pas bien affriolants, mais ces mots quelle étrangeté). Ou cet après-midi Philippe Chandernagor que je n'ai pas revu depuis trente ans et qui se préoccupe de savoir de mes nouvelles. Ou pourquoi pas le soleil devenu un instant difforme et comme accouchant de la lune, dans la surbrillance flamboyante de l'éclipse. Et tel truc qui tombe, on croit qu'il aura éclaté et non, il marche encore (quelquefois c'est l'inverse). De toute façon on ne peut pas faire un texte intéressant avec des choses aussi arbitraires, et qui ne durent pas (la vieille religieuse ne renouvelle sans doute pas tous les jours sa provision de collants choisis dans les moins chers et les plus opaques du supermarché, vendus à Auchan Tours Nord sous la marque Golden Lady, et le type avec ses béquilles, à quoi jouait-il avec ces gamins, quel jeu?). Comme le fait même de constater, parce qu'on n'a jamais eu l'occasion de l'écrire, qu'il y a deux h et trois c dans le mot Hitchcock et que c'est finalement bien surprenant. Que le monde entier se rassemble pour vous signifier qu'on ne l'explique pas, c'est qu'il vous a choisi pour le savoir, qui impressionne.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 octobre 2005
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