temps parallèles
ce matin dans le train

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ou un autreTumulte au hasard  : lieux pour l’excitement cerveau

Dans le train, à côté de moi, quelqu'un lit très sérieusement un numéro du Monde remontant à un peu plus de trois semaines. Au début, je crois qu'il se renseigne sur un thème particulier, mais non : il lit tout, les pages culturelles, les programmes télé, le courrier des lecteurs. En gros titre, première page : « Au Texas, l'attente anxieuse de l'ouragan Rita », qui pourrait ne pas avoir su que l'ouragan en question est passé dans dégât ? Il lit cependant. Systématiser cela à un personnage qui aurait organisé sa vie tout entière sur ce rythme à trois semaines des autres. Qu'est-ce qui change du quotidien, puisque finalement on partage le même train, le même temps. Il sait que ce qu'il lit n'a pas l'urgence de ce qui va se produire : la preuve, il est là, à lire un journal de trois semaines. Les ouragans ont passé, l'Allemagne a voté, et moi-même, qui écrit ces lignes tandis qu'il lit l'annonce des menaces à venir, si on parlait de moi dans son journal, ce ne serait qu'au futur lointain : dans ce livre, lit-il dans son article, deux passagers côte à côte dans le même train vivent un temps séparé de trois semaines. Continuons : mon voisin a réellement acheté son journal, aujourd'hui même. Simplement, c'est son temps réel qui est décalé à trois semaines du mien. On passe ainsi dans la même gare, on achète le journal du soir, mais sans s'apercevoir que chaque journal est différent, parce que nous ne sommes pas tous accordés sur le même jour. A échelle d'un siècle, ou de l'histoire globale des hommes, qu'importe ? Variante, réelle cette fois en fait, mon voisin a une quinzaine d'exemplaires du Monde devant lui, il les parcourt en une dizaine de minutes chacun, parfois moins, même si j'ai la surprise de le voir lire ces articles concernant des événements évidemment révolus : les astronautes chinois sont déjà revenus sur terre, Angela Merkel est la nouvelle chancelière d'Allemagne, et c'est le défilé de mes propres jours oubliés qu'il organise. Tout cela valait si peu, qu'on peut s'en débarrasser en six minutes, pourvu d'avoir attendu trois semaines ? Et moi je continue d'écrire ce texte, nous sommes côte à côte dans le train qui file à trois cents kilomètres heure, coude à coude tandis qu'il se gratte obstinément l'oreille gauche à chaque fin d'article. Autres titres relevés : Les enfants turbulents relèvent-ils de la médecine ?, Le logement social en panne, la Roumanie veut juguler l'immigration clandestine, Economiser 1,7 milliard d'euros sur les médicaments, M. Hollande radicalise son discours, Restructurations : l'État supprime son principal outil d'intervention, Les Franciliens inégaux devant le système de vie, Les métamorphoses de la Clio, Les Bleus enchaînent d'improbables exploits... Mais cette sensation de décalage, voire de malaise qui m'a pris, est-ce simplement pour ne plus être certain que ce que je lis moi-même dans mon journal correspond bien au temps en bascule, au front du temps, au présent ? Ou bien à cette idée que le temps général, on peut se suffire de le laisser courir trois semaines à sa guise, et s'en débarrasser ainsi, en une heure de transit entre deux villes de toute façon indifférentes à toute autre chose qu'elles-mêmes ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 18 octobre 2005
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