faut-il laisser ses enfants s’habiller gothique ?
d'un bracelet de cuir noir en souvenir

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ou un autreTumulte au hasard  : l’homme à compartiments

[Ce début juin 2006, 1075 personnes ont passé au moins une minute sur ce texte, merci à toutes et tous. La première version a été rédigée dès mai 2005. La version 2 lue pour la première fois en public à Malakoff, le 10 novembre 2005, puis à Besançon, musée du Temps, le 20 novembre 2005, avec Dominique Pifarély. Ce 9 juin 2006, je la lirai à nouveau, Carré Bleu de Poitiers, avec Pifarély et ses musiciens (peut-être juste en duo avec le batteur, Eric Groleau)].
Sur le sol quelques roses et un bracelet de cuir noir hérissé de pointes. Je regarde tout là-haut le toit de l'immeuble, la fenêtre du dix-septième étage. Dans les rêves on s'imagine parfois qu'on vole. Dans les moments éblouis du réel, on se dit qu'à rassembler la bonne énergie, on pourrait convoquer cette même dissipation dans l'instant d'une pure transition, qu'on se serait lancé de la fenêtre et qu'on tomberait, mais que cette transition et ce qu'on a appris du rêve suffirait à vous évacuer de cet espace-temps ici. C'est un mystère. En bas c'est un parking, il y a cette rose et ce bracelet mode punk avec ses pointes de métal. Et le parking est comme tous les parkings. Peut-être que les voitures n'aiment pas se garer à cet endroit où il y a la rose. Peut-être que depuis on ne s'y gare pas du tout. Moi c'est le matin, il y a du soleil et en tout cas pas ici de voiture. On avait trouvé un mot dans la poche de l'une des deux filles : la vie ne vaut pas le coup, et personne n'était là pour lui rétorquer ce qu'en disait Walter Benjamin, à quoi si souvent moi j'ai pensé dans les traverses, et depuis tant d'années : {et si le suicide non plus n'en valait pas la peine}, mais Walter Benjamin a fini par céder lui aussi, à Port Bou on le sait, et elles, les deux filles, ont sauté. Même si on apprend à voler dans le rêve, à deux on tombe encore plus vite : se tenaient-elles la main, avaient-elles les yeux dans les yeux lorsqu'elles se sont laissées basculer, et dans la seconde qui a suivi y a-t-il eu dans les yeux redevenus des yeux de gamine le pur effroi vide du geste et l'appel, le terrible appel à qui, une mère, à la copine, l'autre qui tombe, et même le terrible appel au monde mais trop tard : c'est long, dix-sept étages. Nous on sait, depuis le 11 septembre 2001, le bruit que fait un corps tombant sur un parking et c'est horrible. Elles ne savaient pas : est-ce qu'à quinze ans on se souvient de ce qui s'est passé le 11 septembre 2001 comme nous autres y mettions tout ce que nous avions appris à vivre ou penser vivre depuis quatre fois leur âge ? Elles dessinaient des têtes de mort sur leurs cahiers de classe, les gothiques, mais moi aussi je l'ai fait. Elles écrivaient des poèmes morbides, les gamines, mais pour moi aussi il n'y a jamais eu d'écriture qu'à faire parler les morts. On s'était moqué d'elles et on avait eu tort : parce qu'elles étaient originales, disaient leurs proches ? Elles avaient fugué, on les avait réprimandé et surtout au collège, puisqu'elles avaient manqué les cours. Cette petite machinerie du monde des jours ordinaires : un collège traite d'affaires de gosses, un collège n'a pas à apprendre ou proposer plus. Les filles de leur classe avaient les larmes aux yeux, dans ce rassemblement sur le parking, le samedi suivant, me dit un type, qui m'a vu regarder. « Tant de gens disent qu'ils en ont marre », dit le type. « Moi je les connaissais bien », il dit. « Même si ces dernières années on se parlait moins », il complète. C'est la disproportion. Si mes gosses en ont après la vie, ils s'habilleront gothique, ce sera contre mon gré et en détournera peut-être un peu de la mauvaise énergie. J'irai sur vos tombes déposer mon collier de chien à pointes. Elles n'avaient plus rien au bout de la transgression. Elles ont sauté.


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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juin 2006
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