le fils de la dormeuse
autres rapports à dormir


Le fils de la dormeuse dormait aussi. Dit de cette façon, phrase totalement insignifiante. Pourtant, la dormeuse de Chaix était considérée à plus de soixante-dix kilomètres alentour, et probablement avait dans sa clientèle des gens des villes pas si proches, Niort ou La Rochelle. Mon grand-père, puis mon père, lui amenaient souvent des clients depuis Saint-Michel en l'Herm : le permis de conduire n'était pas si répandu. Gaston Chaissac en parle plusieurs fois dans ses lettres : forcément, de Vix, c'est tout près. Et même il la consulte, mais c'est plutôt pour l'éprouver, la tester, et elle s'en rend compte : deux artistes, en somme. Alors ils se jaugent à distance et s'en tiennent là. Mais moi j'étais l'ami du fils de la dormeuse, précisément 1973 où j'avais travaillé l'été à l'usine SKF de Fontenay-le-Comte, et c'est un grand et beau souvenir. Il refusait de dormir, au sens où dormait sa mère. Elle lui avait transmis la technique qu'elle-même tenait « de routine » d'une arrière-grand-mère, et l'arrière-grand-mère de qui donc ? Dans sa famille, disait-il, on avait toujours dormi, mais le {don} (il disait le {don}) sautait souvent des générations. Maintenant, sa mère était morte, comme Chaissac était mort. D'anciens clients venaient sur sa tombe, à Chaix, mais selon lui « ça ne le faisait pas », et ceux qui disaient le contraire s'illusionnaient, ou se réfugiaient dans un obscurantisme de pacotille. On a parlé parfois longtemps, du {don} de sommeil et ce qui s'ensuivait. Je l'ai revu dans mon premier long séjour vendéen, à Damvix, en 1985-1986. Je lisais beaucoup de ce qui concernait ces anciens rites, et on a passé plusieurs soirées à les évoquer. J'ai compris qu'il acceptait, à intervalles précis, et seulement pour des gens de confiance, qui avaient connu sa mère : « ceux qu'elle guérissait », de {pratiquer} le sommeil. Cela aussi, {pratiquer}, était un mot qu'il employait avec gravité, et accolé d'un sens précis. Quand je suis revenu une seconde fois habiter en Vendée, cette fois Angles, de 1988 à 1992, je suis plusieurs fois allé chez lui. J'arrivais le soir, on parlait ou ne parlait pas. On est souvent allé voir, au crépuscule, parce qu'il n'avait plus de voiture et qu'on profitait de la mienne, des lieux dont j'ai soigneusement consigné le nom et la route. Parfois juste une maison d'ancienne pratique. Parfois une élévation de broussaille. Plusieurs fois des cimetières, et ce n'est pas un hasard qu'il me désignait telle tombe. Il se savait malade. Cela l'inquiétait de n'avoir pu transmettre à son tour ce qui, durant tant de générations, dans sa famille et sans en sortir, était « passé par les femmes ». Le lendemain, on décortiquait, comme on pouvait. Il m'autorisait à prendre des notes. Je lui lisais des passages de Castaneda : certains l'amusaient, d'autres il refusait avec brutalité, quelques autres enfin le troublaient, ou déclenchaient des souvenirs, des anecdotes d'enfance. Il s'était mis à collectionner les plantes, tenait un herbier, et codait - je crois avec naïveté - les commentaires qu'il ajoutait aux fiches. Plusieurs fois, on a {dormi}. Au sens où lui l'entendait, et qui tenait des leçons prises. Il tenait à ce que je comprenne. Il y a des auteurs, et pour moi, très bizarrement Saint-Simon, dont les entrelacs de syntaxes dessinent pour vous seul, dans l'obscurité qu'est tout langage (ou plutôt : la luminescence qu'organise, sur le noir et la nuit que la scansion et la géométrie des syntagmes induit aussi, tout langage de littérature), le passage très étroit par où entrer dans ce {dormir} : on s'est souvent moqué de ma manie de m'endormir sur Saint-Simon. Ces jours-ci, c'est cela qui me revient, comme accès volontaire à ce pays mental où tout reste encore indéchiffrable. {On circulait dans l'opaque}, je viens de lire d'Henri Michaux et je crois, oui, que c'est cela.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 23 octobre 2005
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