mains rouges de Venise
suite autobiographique


Pourquoi finalement s'en souvenir autant ? Et la curiosité qu'on a, du souvenir indécollable, porte-t-elle sur l'objet lui-même, le comportement qu'on a eu en sa présence, ou simplement sur l'étrangeté que cela vous colle autant, reste là visible avec autant de précision. Des morts j'en avais déjà vus, j'en verrai et embrasserai d'autres. Ou bien déjà là on entre dans le travail. Je n'ai pu me résoudre à embrasser les morts, même les plus proches. Je touche le front avec les doigts. La bouche est ce qui mange, et je n'aime pas manger : j'ai quinze kilos de trop mais c'est les soucis et d'être assis devant l'ordinateur. Encore avant-hier on me l'a presque crié aux oreilles, comme je me plaignais de mon dis : mais tu est resté dix-sept heures assis, tu dors six heures, fais le compte. Donc je n'aime pas manger, ni en fait embrasser, depuis très longtemps, du moins dans les usages sociaux ou banals de ça. Je suis plus à l'aise au Japon ou en Inde, avec ces rituels qui vous laissent distance en Inde on se croise les mains devant la poitrine, on s'incline légèrement et voilà. Je ne supporte pas cette proximité : on est déjà bien empêché des yeux, les yeux vous emmènent au contact, on est usé de voir, on a beau organiser d'aller dans des lieux d'exposition, des ateliers de peintre ou photographe, se placer devant des architectures pour se protéger les yeux, faire qu'ils soient un instant en paix, on est littéralement usé de voir et c'est pour cela qu'il vaut mieux le plus souvent rester sur sa chaise, dans la pièce blanche, tournant le dos au papier, pour se concentrer sur la machine (encore que ces jours-ci les livres ont réenvahi jusqu'à la table de bois nue où elle est posée, la machine). Je deviens très fort pour fuir ici l'objet principal du texte. Donc mes yeux, et dans l'angle sombre deux mains qui dépassaient. Des mains presque rouges, en fait. Etrange couleur dans le souvenir, ces mains jointes, mais verticalement (pas comme en Inde on fait) au-dessus de la caisse en bois. Si j'ai touché mes morts avec ma main c'est justement pour les garder plus près. Les toiles des amis peintre, les matériaux des murs des amis architectes, aussi je touche avec la main pour comprendre. J'ai une mémoire de main, pas une mémoire de bouche. Les instruments de musique, je n'ai jamais pratiqué ni supporté les instruments où on souffle (Portal, peut-être, mais pas sûr que Portal vraiment souffle : il joue comme il vous raconte une histoire, une pensée flotte là, qui vous environne : il dessine une portée sur un coin de papier, et d'un coup de crayon vous dit que ce l'amuse dans un rythme, une superposition), je ne connais que les instruments à corde, et la corde est un prolongement de main. Donc ses mains au type qui dépassaient. C'était la première fois que je venais à Venise (série à prévoir : suite distincte des séjours et chambres à Venise, la précarité de ça, les orages d'été, la neige une aube venant de Rome, cet appartement une autre fois prêté et découvrir au bout de quelques jours que le vrai propriétaire n'avait pas été prévenu, etc.), et l'urgence c'était Carpaccio. A la chapelle Saint-Georges c'était encore ce vieux qui boitait, et ouvrait selon ses heures à lui, plutôt que celles qui étaient notées. Et de toute façon, je n'ai jamais connu la chapelle des Carpaccio véritablement encombrée. Ce n'est pas pour le touriste ordinaire, on reconnaît plutôt des gens pour qui, comme ça l'est pour vous-même, il ne serait pas question de venir même quarante-huit heures à Venise sans passer ici, aux Carpaccio. Donc la chapelle était fermée, elle ne rouvrirait que dans une heure. Nous marchions dans le quartier, nous ne souhaitions pas nous éloigner : le rendez-vous était avec Carpaccio. Il y eut cette place ronde, et ce Dominicain en tenu blanche qui passait comme on s'imagine ces images lorsque par exemple on relit {Le Moine de Lewis raconté par Artaud}. Le Dominicain est entré dans une église, une église austère et banal, une église comme elles sont des dizaines te des dizaines à Venise : on n'entre pas dans toutes, dans celle-ci, sinon, nous ne serions pas entrés. Dans cette heure de transition, du tout début d'après-midi, Venise a ce vide. La place était vide, l'église était vide. Les habituels triptyques du dix-septième siècle, des colonnes de marbre, la lumière froide où le printemps tardif du dehors n'était pas entré encore. Et puis ces mains rouges qui dépassaient, raides. L'étrangeté, c'est de venir voir. On ne pense pas. On vient, on a le nez juste au-dessus. On sait qu'on savait. On sait qu'il n'y avait pas besoin d'approcher, ou qu'on aurait pu le faire avec plus de transition. C'était un curé ou un moine ou quelque chose comme ça de religieux aussi le mort : il portait un genre de soutane, celle des dimanches, celle de la mort. Son visage était bien le visage en cire des morts. Le vivant, le Dominicain, avait disparu, ou bien c'était lui, revenu brutalement se coucher, désolé d'avoir été vu en mort se promenant, explorant une dernière fois la ville ? C'est une ville, Venise, qui vous rend toujours ce que vous lui demandez. Même aujourd'hui. Le type, le lendemain ou le soir même, ils l'emporteraient aux barques, et de là sur l'île des morts. Mais l'église était déserte, et les mains de ce mort, par effet de perspective, et par cette lueur rouge des cierges dans ce coin sombre de marbre noir et tout froid, on aurait dit qu'elles dépassaient de la bière. On l'enterrerait en position de prière, le type. S'il avait rejoint son dieu, ou si pas de dieu du tout et que sa carcasse n'avait même pas les moyens tardivement de le savoir, on ne saurait pas non plus. Les morts n'importent que pour ce qu'on en garde. Là, dans le bout des doigts qui se sont posés sur leur front froid. Que dans les yeux qui ont regardé la bouche rajeunie et les traits pacifiés, si incroyablement rajeunis et pacifiés, comme ils regarderont Carpaccio, ou une architecture, ou comme on touche du doigt la rugosité de la toile d'un copain peintre, parce que cela aussi, la peinture, exige le toucher pour l'épaisseur, la surface, et ce qui s'inscrit dans la pâte de mouvement. On était là au-dessus du mort. L'église était silencieuse, froide et déserte. Un drôle de sentiment, comme d'effraction, comme s'il aurait mieux valu ne pas être pris, seuls dans cette église, tout droits au-dessus de ce type aux mains rouges dans sa bière ouverte. Et que s'éloigner était difficile aussi : pourquoi ils le laissaient tout seul, leur mort : veiller un type dans une église, c'était seulement après la sieste ? Après, on est allé voir Carpaccio, c'était ouvert. Je me souviens pourtant de ce mort, surtout de ce mort.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 novembre 2005
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