commencement du théâtre, peut-être
première tentative de fin ou perspective [vers 3]

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ou un autreTumulte au hasard  : un bon souvenir de cet été-là

[version 3, texte réimprovisé et réécrit pour chacune des trois lectures publiques de Tumulte en novembre 2005]
Les cinq acteurs ont le même visage. Ce texte viendrait tout à la fin du livre (ou bien : à la fin du livre, c'est celui-ci qu'on reviendra lire comme achèvement de la boucle ; ou bien : j'écris dès à présent ce qui sera mon horizon pour y porter les prochaines vagues de textes qui feront ce livre). Les cinq acteurs ont le même visage, mais ce n'est pas un visage qu'on reconnaîtrait dans la rue. Ils ne sont pas masqués. La parenté, c'est seulement le maquillage. D'ailleurs avec un peu d'examen on s'aperçoit très bien qu'en fait ils ne se ressemblent pas du tout. Par contre, qui est fille, qui est garçon, impossible de savoir. Ils sont chacun aux prises avec une histoire qu'ils disent, s'adressant qui au ciel, au vide, à cet horizon de fausses perspectives qu'est la scène frontale du théâtre, mais pas directement aux spectateurs, ou alors comme une prise à témoin, comme un appel au secours. Les bribes de ces histoires commencent à nous parvenir. Ce sont des voix enregistrées. D'abord on pense que c'est eux, les acteurs, qui jouent avec les micros, puisqu'on voit les supports, les pieds, et lorsqu'ils parlent tout près on comprend. L'illusion doit être parfaite, et faire qu'on écoute intensément ces bribes qui nous viennent : ce sont des chambres, des rues, des événements récents qu'on reconnaît sitôt qu'on nous en parle, parfois de simples paysages, une plainte, une colère, un portrait. Mais progressivement cela se défait : ils nous bernaient. En fait, tout cela est enregistré, cela sourd de tout le plateau, et eux ils simulaient parler sur ces enregistrements. Et tout cela qu'on entend n'est qu'une même histoire : elle dit nos peurs. Elle dit l' inquiétude. Non pas l'angoisse, le mot angoisse, non pas comme au cinéma quelque chose bâti pour vous faire le frisson, non : c'est la vie ordinaire, c'est le décryptage de comment ça marche, les télévisions, le commerce, la rue et ses vitrines, la justice et le travail, et puis aussi cette réaction collective, anonyme, les gestes désespérés, les assauts de gloriole, ceux qui tiennent, même ces visages grimés pour se ressembler disent l'inquiétude, le visage de l'inquiétude qu'ensemble on porte. C'est aussi que la scène est un monde. Le théâtre appelle le monde : la scène comprend des lieux fermés, immeubles, des appartements avec des couloirs, des chambres d'hôtel, des rues et des maisons, et des lieux ouverts, des places, des parkings d'autoroute, et pourquoi pas de grands rassemblements collectifs : pour chacun de ces lieux, il y a eu, ici, déjà ou bientôt, une histoire racontée. Je ne sais pas comment cela est possible : juste, je dis. C'est juste l'angoisse du monde : parce qu'il ne sait pas où il va. A peine on s'en est aperçu : les histoires deviennent plus précises. Les micros maintenant fonctionnent réellement, la voix des acteurs a remplacé le son enregistré. C'est que ce dépôt des histoires, existait bien avant eux. Alors l'idée d'une foule indistincte : à cinq on est une foule, si l'on a même visage. Et puis, comme le décor est devenu la fresque du monde, dans chaque ville où on vient jouer on demande à des groupes amateurs, à des ateliers de théâtre de contribuer par la figuration de cette foule. Et tous parlent. Et tous disent ce qu'on les a aidés auparavant à rassembler : ces listes, ces inventaires. L'ensemble pour chacun, sur toute une vie, des noms propres rencontrés ou entendus : vous l'avez fait, pour vous, la liste dans un cahier de tous les noms que vous aurez été appelé, même une heure, à retenir ? La famille, alliances, enseignants, voisins, compagnons de travail, comme chacun a aussi dressé la liste de ses adresses, de là où il a voyagé, là où il a dormi, les rêves qu'il a faits, les musiques qui l'ont marqué et ce qui devient rumeur indistincte témoigne de ce qui, dans notre occupation du vieux sol, est devenu massif, multiple, est devenu corps diffus, notre corps de mots et de signes hors de nous dans le monde : et dans cette masse, notre inquiétude. Et lorsque ces mots dans leur rumeur et leur masse, dont on comprend pourtant chacun séparément ce qu'ils nomment et comment, gronde dans le dispositif de haut-parleurs hors des visages qui les prononcent, disant l'indistinct que nous sommes. Et eux sur la scène, acteurs et figurants, maintenant écoutent ces voix, effrayés. Pourtant, c'est bien eux, qui ont enregistré. Les voix perdurent, mais les acteurs s'éloignent : est-ce qu'on peut ainsi suggérer que la fonction du théâtre est aussi de renvoyer à soi-même ? Peut-être qu'un violoniste surgit à ce moment, vient debout tout devant la rampe, et joue. Chez mon ami Rodrigo Garcia il serait nu : pas ici. Mais ce dépouillement de tout, seul avec sa musique, et la fragilité du corps, et les voix qui s'effacent, et les acteurs au même visage qui ont disparu, tout cela multiplie quoi : un désarroi. Nous voulons des images qui soient notre solitude dans le monde, mais prononcer cette solitude à travers et en le convoquant lui, le monde. Et même ce texte-là peut être dit.

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 27 novembre 2005
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