Pour la colonne vertébrale : incapable de flexion latérale, interdite par la cage thoracique dont les côtes, inclinées à l'oblique, se recouvrent les unes les autres. Pour les membres antérieurs : incapables d'auto-flexion. Peut tout au plus se traîner, sauf par bonds longitudinaux ou verticaux. Ichthyostega est un tétrapode (grande bête rampante mais sur quatre pieds) du Devonien, il y a 360 millions d'années, dont les os fossiles découverts au Groenland en 1932 et 1950 sont conservés à Cambridge, et qui avait gardé une queue de poisson et des pattes à six doigts. On a espéré avec lui avoir découvert un échelon primitif des premiers vertébrés à s'être risqués hors de l'eau pour affronter l'élément terrestre. Ramper droit, progresser par bonds pour assurer la survie via ces autres animaux marins, mous et immobiles, dans ces zones entre eau et boue où ils devaient proliférer. C'est l'angoisse de se sentir alors ces côtes obliques qui se recouvrent, et fixent les membres antérieurs dans une rigidité sans plus rien d'élastique. Alors oui, avancer dans la boue en rampant, aussi droit qu'on peut, buste coincé et museau devant, où sont les espèces animales molles et vivant à cette frange des estuaires, des marais, des mangroves : l'organique, le minéral et le botanique sans vraie distinction mélés dans cette profusion originelle qui ne sera jamais plus. Ichthyostega a les yeux sont sur le face supérieure du crâne, sur l'oblong. Que voyait Ichthyostega, et s'il pensait (même les méduses ont trente-deux neurones) ? Comment reculait-il, avec ses pattes raides et ses côtes emboitées, pour se fondre à nouveau dans l'eau protectrice ? Et l'eau du Groenland était-elle aussi froide qu'aujourd'hui ? Mais on a relevé à proximité, sans ossements pour les expliquer, des empreintes plus anciennes : non pas Ichthyostega ni ses cousins, mais un tétrapode encore plus primitif, dont on ne sait rien d'autre que ces empreintes : une énigme de plus, une énigme que n'évacue pas Ichthyostega à lui seul. D'autre part, une variété plus tardive de tétrapodes, dont le développement s'est fait parallèlement à celui d'Ichthyostega, s'est très tôt très tôt doté d'une articulation de la cheville et de l'auto-flexion des membres supérieurs : et de ceux-là, la suite des espèces terrestres. Certains matins, avec le mal aux épaules, le poids du corps et la station fixe devant l'écran : avancer sur soi-même ne peut se faire que tout droit, par l'écran là-devant, impose qu'on retrouve soudain sa parenté enfouie avec Ichthyostega depuis lequel tout se diversifia. Certains matins je suis Ichthyostega plus que d'autres, voire même je prouve qu'Ichthyostega ne fut pas sans descendance, malgré ces espèces plus perfectionnées de tétrapodes attestées quelque 20 millions d'années après lui, et dont dériveraient les espèces terrestres. On affirme désormais qu'Ichthyostega n'a pu évoluer vers ce tétrapode perfectionné, doté de chevilles et de coudes, et capable de ramper parce que ses vertèbres avaient mobilité latérale, parce que ce modèle rend impossible - pour des raisons théoriques qui me dépassent - que ce tétrapode primitif dont on ne connaît que des empreintes ait pu évoluer pour produire les deux branches. Une autre théorie pose alors l'hypothèse suivante : déçus par la difficulté de la vie sur l'élément ferme de la terre, et la difficulté d'y survivre, une variété issue de ce type primitif commun de tétrapodes bien plus anciens (ceux dont nous ne disposons que des énigmatiques empreintes) serait retournée à l'élément marin et aurait évolué à rebours pour créer l'Ichthyostega trouvé au Groenland. C'est une hypothèse extrêmement singulière mais curieuse, et qui garde pour l'instant sa validité. Je fais don de mes futurs ossements (on a les recettes pour préparer ça dans les vieux livres d'anatomie, à l'intention des universités : faire bouillir longtemps pour évacuer les chairs) à l'université de Cambridge pour prouver l'ascendance directe que je porte d'Ichthyostega. Une scientifique du nom de Jennifer Clack leur a consacré son activité, et exhume en ce moment même une suite de nouveaux fossiles : l'informatique descend d'Ichthyostega, de sa cage thoracique à recouvrement et de l'emboîtement rigide du crâne sur la lancée vertébrale, yeux sur le dessus oblong pour fixer écran, membres antérieurs non flexibles poser sur clavier. A nouveau, notre activité de survie modèle l'évolution physique de nos os et de nos mouvements. ----