de la fin des amours
vie des gens

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ou un autreTumulte au hasard  : offshore _ 05

Je ne cherche pas le détail arbitraire des rues, des paroles ou images saisies comme volées. Il y a quelquefois que c'est malgré vous : une heure à la Maison de la radio où on vous fait parler de vos vingt ans, où on vous plonge délibérément dans ces ans à tâtons. Un beau soleil d'hiver, et comme il est 13 heures, le wagon du RER désert ou presque, c'est aussi comme s'il ne se pressait pas, mettait du temps entre les gares : il s'agit de quoi, douze minutes ? Et je n'ai pas fait exprès d'entendre. Puis comment voulez-vous que je n'écoute pas, alors même que Normale Sup j'y tiens un atelier d'écriture, que d'ici deux vendredis je le recommence, avec des têtes qui ressembleront aux leurs. En fait, elles n'y sont pas, ni à Ulm ni à l'ENS. C'est le copain de celle qui me fait face, qui est à Lyon. Elle revient de le voir, elle raconte à sa copine. Elle était arrivée en fin de matinée. Lui il n'avait qu'un seul cours, mais à 16 heures, alors ils se sont séparés. Elle était fatiguée, lorsqu'il est revenu de son cours, plus tard, il faisait noir, elle s'était endormie sur le lit, seule dans la chambre, sans même tirer le rideau. Il lui avait proposé de sortir : « On pourrait aller dans un bar ? » Et les deux filles ça les fait rire aux éclats, que le gars ait eu cette phrase-là. D'ailleurs elles commentent : le centre-ville, avec ses bars, c'était au moins à une demi-heure de métro : voilà donc ce qu'ils auraient fait, ensemble, du métro ? La phrase exacte, de son amoureux, en la retrouvant au sortir de son cours, elle endormie comme ça sur le lit : « Tu veux qu'on sorte, qu'on aille dans un bar, {tous les deux} ? » Elle doit le rejoindre ce week-end, c'est pour ça qu'elle en parle à sa copine. Elle a peur. Elle avait pensé qu'elle s'inscrirait à la fac à Bron, pourtant de l'autre côté de la ville, et qu'ils cohabiteraient. Elle parle de la chambre, c'était petit, mais faisable. Ils étaient ensemble l'année passée. Maintenant, c'est trop tard, elle est en fac à Paris III. Moi je récupère de mon émission, je ne ferme pas les yeux, mais il y a cette sorte de disponibilité passive. On a été concentré pendant une heure, les paroles sont comme des pièces de puzzle qui lentement se disposent l'une vis-à-vis de l'autre. Elle est belle, elle a une vivacité et de la force, un visage franc et volontaire avec des restes de rouquine dans le châtain, des yeux très clairs et les cheveux courts sur le devant, plus longs sur l'arrière. « C'est des drôles de zèbres, à l'ENS », commente la copine. Il n'y a rien de plus à commenter. C'est une histoire qui finit, et probablement qu'elle refuse de se l'avouer. C'est cela qui se disait, dans la phrase sur le bar, et l'histoire de dormir seule tout le soir, dans la chambre vide. Elles parlent du changement que ça lui fait, au copain, d'être maintenant salarié de l'État, et elle fait une mine fière devant la copine comme si ça lui appartenait à elle aussi, pour dire comment tout pourrait être plus facile : « Plus que le Smig... » Je ne suis pas indiscret. Le canevas serait le même chez Carver, et les étudiants que je rencontre à Uim, évidemment que je ne sais rien de leur vie privée, et qu'on peut bien boire une bière au bistrot ensuite, on s'en tient là : juste, l'an dernier, il y avait eu cette image, de deux sacs à dos qui s'en allaient seuls dans un bus pour un pays étranger, je m'en souviens bien, ou Miquel : mais si lui, le Calatan qui faisait des maths à Paris (et de la philo avec Denis Guénoun) s'il nous racontait ses histoires c'est que sa copine française s'était installée à Barcelone quand il avait trouvé cette opportunité de la rejoindre à Paris et finalement il se débrouillait pour nous faire rire, avec leurs allers-retours qui auraient dû finir et recommençaient. Elle avait cette façon de prononcer le prénom de son copain, la fille. Et résonnait ce {tous les deux} qu'on veut emporter dans la nuit de la ville pour différer le face à face, ou de l'avoir laissée s'inscrire à sa fac à Paris sans l'associer au nouveau départ. Ce n'est pas d'elles deux que je parle, ni du type : d'ailleurs elles descendent à Saint-Michel, et depuis Orsay elles parlaient de gym, qu'à Paris III comme Paris IV on ne peut pas s'inscrire pour le sport, qu'il y a une liste d'attente (‘C'est ça qui lui aurait fait du bien, pour se secouer », elles disaient de l'amoureux reçu à l'ENS Lyon, et elles riaient à nouveau). Il n'y a rien de si grave, et elle se trouvera d'autres amoureux, avec son manteau des banlieues et sa façon de regarder droit devant. Elle avait une drôle de façon, là dans ce temps d'hiver, d'enlever et remettre sans y penser ses chaussures trop légères, de fines chaussures rose clair et moi je pensais : ça ne va pas, les chaussures, peut-être pour le copain, dont résonnait encore le prénom, ça n'allait pas non plus, les chaussures. Elle se passait les mains parfois nerveusement sur le pantalon : l'amour qui finit se trahit même quand on rit. Cela n'avait pas dû être gai, son retour, dans le train : on en voit, comme ça, le front contre la vitre et les yeux fixes. Cela m'est arrivé aussi. Moi, qui continue vers Austerlitz, si les pièces du puzzle restent là comme sur un tapis noir, c'est que le compte se fait des mêmes situations, côté du type : ce qu'on a dit, ce qu'on a fait. Enfin, plutôt, ce qu'on n'a pas réussi, ni à dire, ni à faire : alors on a tardé à revenir, dans la chambre où on savait qu'elle était, alors on a dit une de ces phrases idiotes. Est-ce que ce qui va plus lentement et sans paroles fait moins mal ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 novembre 2005
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