destination nowhere
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ou un autreTumulte au hasard  : souvenirs de l’affaire Botton Noir

A mesure que je prends conscience de l'importance des trappes que j'ouvre ici, et ce que je peux en extorquer de moi-même, il faut pousser vers les zones sensibles. Par exemple cette liste dissimulée des thèmes que je devrais aborder, mais je n'ose pas le faire ici, en public. Pour savoir où s'enracine ce travail, je parcoure les fichiers depuis longtemps en sommeil de mon disque dur. Je me souviens d'un passage de Dostoievski, je crois dans {Les Démons}, où une étudiante cherche à vendre le proojet d'une sorte de journal annuel qui serait une compilation de tous les principaux événements qu'on retient quand le temps en est passé, qu'on regarde à distance. Je suis sûr que j'avais recopié ce passage quelque part dans des notes, je ne les retrouve pas. Mais au passage, je relis ces chroniques écrites il y a cinq ans pour le journal Le Temps : chaque mois, nous étions quatre à nous relayer pour cette chronique qui revenait chaque semaine, un bref écrit de trois mille signes. Quand cela a fini, ça m'a manqué. Parce qu'il fallait cette variation d'attaques, et de découvrir comment on peut, à partir d'un point de départ contingent et éloigné, revenir à des zones sismiques plus graves. Mais peut-on relire, ensuite, le monument disparate que cela construit, et la trace du monde qu'on y inscrivait par défaut, est-ce que plus tard, les avanies du monde évanouies, le texte est assez fort pour se porter seul ? J'avais oublié certains textes, et d'autres pas. On les retrouve sans plus savoir qu'on les avait faits, la trace en amont d'une permanence de soi-même qu'on ne se supposait pas. Depuis des années j'ai toujours pratiqué l'accumulation de ces notes, histoires tirées juste du monde, comme on décollerait un papier collant : mais jusqu'ici, je les abandonnais sur la route à mesure. Une de ces chroniques s'appelle justement {Du nom des routes}. A ce moment, la France intervenait militairement au Kosovo, est-ce qu'on doit s'en souvenir ? Et j'avais fait un court voyage à Montréal, découvert cette organisation souterraine de la ville, la gare des Greyhound : je ne me souvenais absolument pas de cette histoire à propos de la destination nulle part, {nowhere}. Je la reproduis donc, puisque ces textes n'ont jamais quitté mon ordinateur :
On l'a appris quand c'était trop tard : les deux itinéraires de l'armée française pour traverser le Kosovo avaient pour noms de code route Baudelaire et route Rimbaud. Et comme les militaires ont toujours besoin de faire rouler des camions, l'appellation continue et nous fait mal : ce ne sont pas des noms pour engins de guerre, l'uniforme et la poudre, quand bien même le père de Rimbaud était officier et le beau-père de Baudelaire général. Il faudrait tout reprendre à zéro : on a tellement de lotissements en bordure des villes, petits ou grandes, qui s'appellent rue des Violettes ou des Bleuets, soit rue Matisse, Gauguin, Manet, Monet ou même, audace, Picasso. On choisit toujours et dans l'ordre parmi les plantes, les oiseaux, les peintres et les poètes. Quand l'homme célèbre a vécu dans la ville, tout est excusable : là où j'habite, on multiplie Balzac, Anatole France et Rabelais sans les relire pour autant, et sinon c'est un ordre de notables où l'art est traité avec des pincettes, on préfère honorer les anciens maires. A Paris, Rimbaud, c'est une minuscule impasse derrière les Buttes-Chaumont, et Baudelaire un triste passage entre la rue de Prague et la gare de Lyon, dont toute une moitié est occupée par une caserne. Leur contemporain Arsène Houssaye, directeur de revue et qui ne les valait pas, a une rue à son nom près de l'Étoile. Lautréamont n'a rien. Pour Baudelaire et Rimbaud mobilisés au Kosovo, une pétition circule, des protestations. On s'y associera ici. Mais Einstein aussi est mis à tellement de sauces, et ceux qui le reproduisent tirant la langue, on ferait bien de s'assurer auparavant qu'ils sont en état de résumer clairement les deux théorèmes qui ont élargi et secoué toute notre vision du monde. Dans quelques heures vides, il y a trois semaines, de passage à Montréal, parce que c'était en face l'hôtel, j'avais été voir la gare routière. Le nom Greyhound me faisait rêver depuis trop longtemps : c'était pour voir les destinations, les heures. On paye au guichet, on monte dans un de ces engins de tôle grise à vitres fumées, et on traverse la terre. Aux guichets, justement, une destination pas très chère : {Nowhere}. Ce qui a toujours signifié {Nulle part}, mais reste ainsi en anglais dans la ville francophone. Renseignements pris, c'est un voyage entré paraît-il dans les mœurs, qu'elles soient douteuses, pour quelque escapade illégitime et brève, ou simplement pour vous assurer le meilleur des repos : dans ces villes qui s'étendent en se ressemblant partout, on vous emmène là où personne ni vous-même ne saura l'adresse. Un bord de route, un carrefour, un motel : c'est à dix kilomètres ou huit cents mètres, juste assez pour que l'anonymat supprime tout repère. On passe la nuit, nourri logé, et on vous ramène. C'est seulement la ville moderne qui permet d'oublier même le nom précis de ses lieux : on devrait importer ça. Qu'ailleurs ou nulle part soit possible ici même : c'est bien justement le premier effet de la lecture des poètes. On n'aime pas les voir happés dans nos affaires du monde.
Fin de recopiage. Finalement, le seul texte que je voudrais sauver, c'est celui qui est le moins personnel. L'écriture n'arrête rien du monde, il reproduit ses urgences à l'identique, et si on réouvre la trappe, c'est ce sentiment obscur qui vient à nous comme une odeur familière, avec la distance presque des odeurs de l'enfance. Dans l'énigme du voyage pour nulle part, dans Rimbaud et Baudelaire mobilisés pour la guerre. Ainsi n'aurions-nous pas à parler du monde : mais encore et toujours du rapport que nous entretenons avec ce qu'il est de nuit, d'une seule nuit.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 décembre 2005
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