je n’avais pas prévu d’arrêter là
de cette ville inconnue et reconnue [vers 2]


1ère mise en ligne le 8 décembre 2005, version 2 suite à lecture publique Bruxelles le 20 mars 2006
Je prenais si souvent ce train-là. C'était le soir et dans l'hiver, souvent un temps gris, ou du brouillard, la fin de journée dans nos pays de rivières. Et les gares se ressemblent. Une fois j'avais dormi. Je me réveillai, le train était en gare, j'ai simplement pensé que c'était la mienne, et suis descendu. D'ailleurs, tout correspondait exactement. J'ai pris la rue en face comme je le faisais d'ordinaire. Les magasins aussi étaient les mêmes. Sur la grand-place, entre la mairie et le palais de justice, le jet d'eau aussi je l'ai reconnu. J'ai pris les petites rues. Bientôt il n'y avait personne. J'avais seulement mon cartable, je marchais vite. Et puis d'une rue à une autre petite rue, elles sont perites, les rues du centre, j'aurais dû rejoindre l'avenue : je ne trouvais pas l'avenue. J'avais pris à droite, puis à gauche comme d'ordinaire, mais est-ce que maintenant j'en étais sûr. A mesure que je m'enfonçais, plus personne dans les rues, et les magasins désormais fermés. J'ai eu une vague sensation de peur : même si tout me semblait pareil, je ne connaissais plus rout à fait, je n'avais donc plus maîtrise de mes propres perceptions ? J'ai décidé de revenir sur mes pas : j'ai retrouvé le jet d'eau, la mairie et le palais de justice. J'ai compris à ce moment-là qu'ils n'étaient pas ceux que d'habitude je connaissais là. Nos villes se ressemblent tellement. Mais la petite rue en oblique, la rue piétonne avec les boutiques de chaussures et vêtements, qui allait vers la gare, était bien identique à ce qu'elle avait été. De retour à la gare, des silhouettes affairées, trop loin. Quelques-uns qui attendaient comme moi, mais je n'aurais pas eu envie de leur adresser la parole. Trente-cinq minutes plus tard j'étais chez moi. Je connais bien les petites villes que dessert ce train. Je connais leurs gares, leurs mairies et leurs rues et avenues : ce n'est pas dans une de ces villes que le train ce soir-là m'avait déposé. Les soirs suivants j'ai guetté, à la vitre. Et même, une fois, je suis descendu exprès à la gare qui précédait ma ville, pour voir. Mais j'y ai marché, j'ai bu un café, je suis revenu à la gare. Non, ce n'est pas cette ville où je m'étais perdu. C'était l'hiver dernier, je ne dormais pas. Juste, je regardais cette brume : il gèlerait certainement cette nuit. Alors le train a ralenti, s'est arrêté. J'ai reconnu tout de suite ma ville. Tout y était comme identique à celle où j'habite, ou pas : finalement cela n'avait pas si grande importance. Tout était semblable, voilà. C'est les gens qui étaient différents. Une façon d'être seuls. Ne pas se regarder. Et se toucher, encore moins. Quand bien même on se croiserait, quand bien même on aurait affaire ensemble. Alors je suis descendu, volontairement. J'ai pris la rue en oblique, j'ai bien examiné comment le palais de justice et la mairie, avec le jet d'eau entre, n'étaient pas ceux de ma ville. J'ai pris les petits rues, je suis allé jusqu'à la rivière. L'eau, étrangement silencieuse et calme. Dans ma ville, en face le pont, sur la rive nord, légèrement à gauche vers l'amont, il y a l'échancrure grise du cimetière. Cela ne m'est apparu qu'après avoir fait demi-tour, être revenu vers la gare : je n'avais pas {vu} le cimetière à son lieu habituel. La nuit était venue, j'étais retombé sur la gare sans l'avoir cherché ni prévu, un train était annoncé une dizaine de minutes plus tard, je suis rentré chez moi, n'ai rien raconté à personne. Et puis je n'y ai plus pensé. J'en ai rêvé parfois. Mais j'avais souvent eu déjà des rêves de cette sorte, concernant des villes ou des voyages que j'avais effectivement faits. J'avais aussi tenté quelques explications rationnelles : de pareilles mésaventures m'étaient déjà arrivées, train qui ne s'arrête qu'à Poitiers alors qu'on veut aller à Tours, ou bien on s'endort parce que fatigué, quand le train s'arrête on se croit chez soi et non, on est à Blois, ou même autrefois Amboise (il y avait autrefois un arrêt à Amboise), tout comme les deux gares TGV de Vendôme et Saint-Pierre des Corps sont jumelles à dix-huit minutes d'intervalle, ou encore, parce qu'un matin très tôt on arrive à la gare je ne savais plus si je devais prendre ce train qui partait à Lyon ou son jumeau qui partait vers Nantes : je n'aurais pas pensé qu'à cette heure-ci il s'agissait de trains jumeaux, partant dans deux directions opposées depuis les deux côtés du quai. Hier soir je n'y pensais pas. J'ai une vie très occupée en ce moment. C'est que les périodes où on peut gagner quelque argent sont bien limitées dans l'année. On préfèrerait que cette vie alors épuisante (les papiers, les transports, les corvées, même si ces stages ou lectures sont au contraire reçus avec gratitude lorsqu'on nous les commande) soit répartie un peu mieux sur l'année, mais tant pis. Dans ces périodes, on rêve moins : les rêves sont encombrés des voix et images du jour. On a des articles à écrire, des coups de téléphone à passer. J'étais occupé dans le train à travailler, j'avais l'ordinateur allumé. Le train a ralenti. La nuit était franchement tombée. Personne chez moi ne m'attend plus : les enfants ont grandi. A nouveau j'ai reconnu l'autre gare, le quai, la drôle de façon des gens de ne pas se regarder. Je suis descendu, j'ai marché. Dans notre ville, comme je l'ai dit, le cimetière s'aperçoit du pont. Il est sur l'autre rive, une échancrure grise : on l'aperçoit de loin. J'étais sur ce pont, mais en face rien. Une forêt venait jusque-là, ailleurs on reconnaissait les immeubles. J'ai compris d'un seul coup : bien sûr, que de cimetière il ne pouvait y en avoir, si la ville elle-même était le double de la nôtre, qu'elle en accueillait les morts. Je suis remonté par ce tissu des vieilles rues du centre. Plus tard, à la gare, je m'en serais douté : de train il n'y en avait plus. J'ai essayé mon téléphone : il ne fonctionnait pas. Je suis entré dans cet hôtel, dont l'enseigne était allumée, clignotante. On m'a donné une clé, sans rien demander. J'ai rallumé mon ordinateur, me suis aperçu que pour cet aller-retour banal je n'avais pas pris d'adaptateur secteur. Ma batterie se terminait. J'ai cherché à capter du réseau, c'était devenu pour nous tous une expression courante : - Tu as du réseau, tu captes ? Il y avait du réseau, un très faible réseau. J'ai décidé d'envoyer ce texte.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 mars 2006
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