petit mystère, tout petit
déjeuner des bords de Loire, bis

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ou un autreTumulte au hasard  : têtes bien faites et queue qui remue

C'est une curieuse histoire. On me l'a racontée avant-hier. Le vieil homme (très vieil homme) [recevait->http://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=230] volontiers. Il avait écrit des livres qui nous importaient au premier chef. Bien d'autres de sa génération n'avaient pas cette simplicité et cet accueil. C'était forcément un moment important, qu'être reçu chez lui et l'écouter, dans la pièce mi sombre. Cet homme de très grand âge restait incroyablement alerte : une leçon pour tant de ceux que vous croiseriez ensuite pendant la semaine, les cerveaux lourds des gens occupés, ou le croient-ils. Sa façon - oui - d'une alerte : il vous parlait de physique atomique, continuait sur la notion de style aux échecs, reparcourait mentalement son Nerval ou son Chateaubriand, et mêmes ses colères étaient intactes. Quel plaisir de le lancer sur sa réticence à Proust, et de faire celui qui n'était jamais convaincu. Ce qu'il m'a dit avant-hier, voici : de la même façon qu'il me recevait, pendant deux ans, à intervalles de quatre mois environ (cinq fois en deux ans, m'a-t-il précisé je crois), un homme de mon âge (votre âge environ, disait-il). Cet homme disait avoir écrit des livres, il parlait volontiers et avec précision au vieil homme de cette œuvre que nous avons tous en partage. De ses livres à lui, il ne parlait pas, ne les avait pas transmis en hommage au vieil écrivain, qui pourtant nous lisait, répondait avec précision, dans ses petites cartes à l'écriture serrée, à ce que nous avions pu tenter. Avant-hier encore, lors de cette rencontre, il me parlait de tel détail d'un livre [mien->http://www.tierslivre.net/livres/mecanique.html] paru quatre ans plus tôt, et sans se tromper. Il me dit qu'il s'était étonné de ce qu'aucun de ses autres invités n'ait entendu parler de cet auteur, qui le visitait. Il avait son adresse, avait explicitement demandé au monsieur si c'était bien sous son nom qu'il publiait. Et qu'heureux des conversations qu'ils avaient pu avoir, lors de leurs rendez-vous, il lui saurait gré de lui envoyer un de ses propres ouvrages. Chez qui était-il donc publié ? Il n'y eut pas de réponse. Il en fit part à son [éditeur->http://www.jose-corti.fr/sommaires/nouveautes.html], lequel avait une maison par là-bas, en montagne. Bertrand et Fabienne Fillaudeau avaient fait le détour, en voiture, dans cette banlieue de Grenoble ou Chambéry. C'était un immeuble. L'appartement qui portait le numéro indiqué était vide. Une vieille femme y était morte, trois ans plus tôt : à peu près quand les visites de l'homme au vieil écrivain avaient commencé. L'appartement devait appartenir à cet homme, puisque le syndic de copropriété précisa aux Fillaudeau qu'elle avait effectivement un fils, lequel s'acquittait des charges demandées (la location d'un second appartement, situé juste dessous, servait aux prélèvements). Il refusa de leur communiquer l'adresse ou le nom, après tout il ne s'agissait pas de l'immeuble. Voilà. C'est tout. Je ne saurais pas raconter cela autrement qu'au passé simple. Un autre auteur de la région, Christian [P.->http://www.pol-editeur.fr/catalogue/fichelivre.asp?Clef=89], prétend que le passé simple est inutile à la langue, voire néfaste. Christian [P.->http://www.pol-editeur.fr/catalogue/fichelivre.asp?Clef=5576] n'a pas affronté le problème de raconter une telle histoire, qui en est à peine une. « Je n'arrive pas à jeter », m'avait dit le très vieil homme. Dans cette phrase, dite dans la grande maison sombre s'enfonçant déjà dans le soir d'hiver, avec ses greniers et ses caves, et les pièces qu'il n'ouvrait plus, la maison trop grande disait-il pour lui qui l'habitait seul, moi je voyais des empilements de livres, des cartons ou dossiers entiers de lettres (des sacs en plastiques ?), des magazines et des journaux, les lettres de ce monsieur, prétendument écrivain, qui avait voulu être reçu par le vieil homme, avait eu avec lui ces cinq conversations, comme moi-même avant-hier je lui étais reconnaissant de ces heures, et puis désormais ne répondait plus, ne donnait pas de nouvelles. C'est un petit mystère, tout petit. Je n'ai même pas appris, du vieil homme dont la politesse était rodée presque à échelle de tout un siècle, le nom vrai ou proclamé de son invité. Je ne sais même pas si cette histoire a de l'intérêt. Juste un appartement vide, dans une ville à l'autre bout du pays, qui avait servi de boîte à lettres. Et ces paroles, cinq fois prises en dépôt, les avait-il aussi rapportées jusqu'à l'appartement vide, là-bas près de Chambéry ou Grenoble. Je dois moi aussi, discrètement mais je le ferai, en parler aux Fillaudeau.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 décembre 2005
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