ma salle personnelle à Pantin
résidence d'auteur avec hébergement

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ou un autreTumulte au hasard  : "rien que la connerie humaine"

L'ensemble n'est pas chauffé, mais ça n‘empêche pas l'utilisation dans les mois les plus froids (en ce moment, par exemple). Et qu'il n'y ait pas de fenêtre on s'en rend moins compte. Encore peut-on installer une soufflerie et se servir au moins de la zone la plus protégée, tout au bout. Je la branche vers le soir: mais il y a le bruit. Enfin c'était mon rêve depuis si longtemps. Sans aller à des kilomètres en campagne, où effectivement on trouvait toujours des granges, des hangars à des prix accessibles, je disposais enfin d'un local en pleine ville. Et c'était un plancher nu et lisse. Je pouvais y courir. Les premiers jours, je n'avais d'ailleurs fait que cela ou quasiment : des traversées à pied, de bord à bord, ou en diagonale. Puis des courses, le plus vite possible d'un mur à l'autre mur. Je faisais aussi des traversées très lentes, en respirant, en contrôlant mes mouvements. Savez-vous, c'était l'idée que pas de regard. J'aimais aussi le silence de ces bâtisses industrielles : des craquements de charpente, des grincements du toit, elles vivent avec vous. Celle-là était en bon état. La ville m'en promettait l'usage pendant au moins cinq mois : ça allait avec ma résidence d'auteur. Donc cela fait trois semaines, et même en ce moment, où il fait froid. Il y a au bout près de la porte une toute petite loge, avec une table, un lavabo, un miroir (à l'origine, on conçoit ces lieux pour des spectacles), des portemanteaux. J'y avais aménagé une couchette très sommaire. J'ai passé déjà plusieurs nuits, là. Au matin, le café que je fais chauffer, un tour à la boulangerie et au bistrot d'à côté, prendre quand même le pouls de la ville, et j'ai la journée à moi. Instinctivement, ici, je me lève tôt. Il faut dire qu'on a le voisinage des imprimeries, des industries, les camions : alors on se règle sur leurs heures. C'est ce côté physique qui me plaît. Maintenant j'ose me mettre au sol. Se rouler. Faire ces exercices des danseurs, se déplacer en araignée, les quatre membres tendus comme si on voulait se faire le plus grand possible, ou bien cette sensation au contraire que si tout le bâtiment roulait sur l'envers on resterait là, collé au plancher. J'ai apporté de la musique, et installé des enceintes. Je me le promettais depuis si longtemps : un lieu où enfin je pourrais autant que je le voudrais, à longueur de jour et de nuit si je le souhaitais, faire résonner mes instruments de musique. Ils restent dans la petite pièce. C'est par le silence qu'on mesure surtout l'espace. Par contre, je parle. Je parle à voix haute, beaucoup. J'ai laissé aussi mon ordinateur dans la petite loge. Elle est bien encombrée, maintenant, la petite loge, puisque tout ce que j'avais apporté pour occuper l'espace y est resté, de façon pas bien différente que dans ma propre chambre, en fait. Mais cette sensation de l'espace je ne la conçois que si tout ici est nu. Et puis j'ai le temps : cela fait trois semaines, et je dispose de cinq mois. Et même, peut-être, renouvelables. J'ai posé des cahiers. Il y en a un tout au bout dans l'angle, et un autre en plein milieu du plancher (on le voit sur la photo). Dans mes traversées, dans mes exercices au sol, je m'approche forcément des cahiers, alors là, dans cet immense silence, la présence impalpable des craquements, légers ronflements, ce bruit résiduel de toute bâtisse vide, je prends quelques notes comme celles-ci, j'avance mes récits. Il sera bien temps de tout reprendre à la machine après. Hier j'ai commencé les sauts. De cela aussi, depuis combien de temps je rêvais. C'est dans les rêves, on saute, on vole, on est en suspension dans le volume clos et on s'y déplace sans redescendre. Ces sensations-là, j'ai exploré : courir, sauter beaucoup, et puis ensuite se planter là, debout, accueillir en soi l'espace, se mettre dans ces sensations. Alors, oui, le vol est à votre portée mentale. Le gardien passe me voir à onze heures, ou à peu près. C'est la ville qui entretient le bâtiment, normal qu'il passe. Il est surpris, ces jours-ci, de me trouver debout, « à ne rien faire » dit-il, planté immobile dans le milieu de l'espace. « C'est ce qui me rend le plus service », je lui réponds. Bon, il s'imagine que je travaille plutôt le soir. Ce n'est pas faux, d'ailleurs. L'après-midi, je lis, je sors mes instruments de musique, dans la toute petite loge confinée (je ne travaille jamais l'après-midi, pour moi c'est les heures trop longues, les heures de l'angoisse). Le soir, j'allume ces néons qui sont en longueur, dans le milieu du toit. Les bords de la salle sont noirs. Je reprends ces mouvements. L'air est palpable, on dirait qu'on le touche un peu comme on nage. Je mime les histoires que je me raconte dans la tête. Il paraît qu'au bout du compte j'aurai à rendre un texte de théâtre, c'était moyennant cela qu'on m'offrait cinq mois de mise à disposition de la bâtisse, pourtant d'autres artistes, compagnies, danseurs, équilibristes ou je ne sais, en revendiquaient aussi l'usage. D'aucuns ont envoyé à la mairie une lettre qu'ils ont signée à plusieurs, trouvant injuste qu'un auteur - même de théâtre -, et seul encore, et pour la totalité du temps encore, se voie réservée la grande salle. Ces gens qui vont en {troupe} n'ont jamais aimé les écrivains, n'ont jamais rien compris à comment nous on travaille. Donc je marche dans cet air devenu palpable. Des ombres bougent dans l'obscurité des murs. Je ne m'approche pas des murs. Les personnages que j'imagine viennent parfois près, tout près : ils sont devant moi à quelques mètres, immobiles. Je les reconnais. Ce sont ceux dont j'ai parlé, ici, parfois. En rêve ou parce qu'ils ont traversé ma vie, ou bien des silhouettes imaginées, presque des silhouettes de roman. La semaine prochaine, j'ai invité des acteurs. Ce sera dans l'entre-deux, à six heures. Je me dis que peu importe du texte ou non : on ferait ça ensemble, d'être loin les uns des autres, dans la salle, et réfléchir chacun à ces personnages qui nous entourent. Et puis on se rapprocherait tous quatre, progressivement, ou par binômes, et on verrait si nos personnages se mêlent à ceux du voisin, et comment, et ce que cela nous induit à faire. Je prendrai des notes dans mes carnets. Pour l'instant, les fins d'après-midi, à peine si je sors. Je rebranche brièvement le téléphone, consulte les messages : ils attendront. Trop précieux, le temps qu'on m'accorde. Je marche jusqu'au Champion, reviens avec quelques courses. La loge est équipée d'un micro-ondes. Je dîne brièvement, et j'affronte les ombres. Depuis que je suis ici, dans la petite loge, je dors aussi, beaucoup. Je me réveille tôt, mais je m'endors tôt, et rêve longtemps. Aux rêves il faut de l'espace, voilà. Je n'en avais pas parlé, à mes mandants, lorsque j'avais rédigé ce dossier, pour les cinq mois d'utilisation : avoir cet espace pour les rêves. Et quand je me réveille, le matin, me passe la figure à l'eau froide, bois le café chaud et rentre dans ma grande salle, il me semble que tous ces rêves sont restés, là dans l'espace. Qu'il n'y aurait qu'à passer près pour les cueillir.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 décembre 2005
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