récurrences et classement des images
séries, fenêtres, portraits

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : que cela ne dure pas si longtemps

Jusqu'à l'âge de 47 ans exactement la photographie en tant que pratique ne m'a pas intéressé, ayant assez à faire avec la phrase. Ou bien j'allais marcher avec un photographe. Un premier appareil photo numérique, il y a 4 ans, me servait de bloc note : on ne s'interroge pas sur l'image, on documente le réel, fait de mots, de signes, de formes et géométries. Il est rare que cet appareil, désormais, ne soit pas dans ma poche. Il est cabossé, rayé, son capot de protection depuis longtemps perdu, à force de tomber sur les trottoirs. J'accumule des séries. Je les stocke sur mon ordinateur, classées par mois. Au début, j'ai essayé par thématiques, mais les thématiques se croisent, il faudrait que je m'amuse à entrer des mots-clés (c'est facile, avec les logiciels de maintenant, mais je ne suis pas prêt à y passer du temps, ni à rebrousser chemin dans les empilements de fichiers). Je me contente d'empiler les clichés par mois, chaque dossier mensuel étant subdivisé en sous-dossiers numérotés ou j'adjoins un thème : décembre se divise en Pantin 1 et 2, Beaubourg, Malakoff, Saint-Nazaire. Pour chercher ça va à peu près, je m'y retrouve en gros. Le problème, c'est que mes récurrences ne sont pas fixes dans le temps. Au début, j'ai photographié beaucoup de portes, portes closes, portes de garages, portails, portes de service. En ce moment, je photographie les fenêtres, ou plutôt : ce qu'on voit par les fenêtres. Ici, pour être passé à France Inter, septième étage vue sur fleuve (studio avec Philippe Bertrand), huitième étage vue sur ville (bureau de Maryse Hazé, visite amicale). A quoi ça sert : à rien. Mais j'en ai des dizaines. J'ai des séries aussi de machines, de moteurs. De tombes. De gares. D'hôtels (un peu moins, Rolin ayant occupé définitivement le terrain). Quand je suis en voiture, aussi, et de préférence les même endroits. Je remarque : depuis que j'utilise ces photos comme complémentaires à ces fictions, je ne documente plus le réel, je manipule dès la prise de vue des géométries et abstractions en fonction d'une utilisation (dont à cet instant je ne connais rien encore) dans ces textes, mais qui parfois suffisent ensuite à le faire sourdre. Avec un corollaire : en fait, dans la rue, dehors, je regarde surtout les gens, les corps, les visages. Les livres de photographie que j'achète (sur ma table, là, Mario Giacomelli) c'est pour les silhouettes, les attitudes, les visages. Dans ces textes, je voudrais travailler sur des rencontres, des face à face, des portraits aussi. Mais jamais je ne photographie, ni gens, ni visages, ni silhouettes : et comme j'aurais pourtant besoin de foules. Parfois, je suis devant quelqu'un, face à face (à quelques jours près, Bergounioux qui est comme un alter ego, et J. G. un tel aîné) et je n'ose pas faire mémoire de ce visage, du moins avec ces gardgets techniques qu'on a dans le sac. Avec J. G., j'aurais eu le sentiment d'une faute de goût, une faute grave. Pour Bergounioux, je m'étais servi de la fonction photographie de mon téléphone portable (lui, il n'en a même pas, de téléphone portable) : c'est flou et déformé, on a l'impression, du coup, d'être pardonné. On revient avec des masques mortuaires. Pour J. G., j'ai photographié le fleuve, devant sa fenêtre (mais je l'avais déjà fait à plusieurs reprises, sous le même angle) : photographier ce que quelqu'un voit nous renseigne-t-il sur lui-même ? Non, bien sûr. Et l'image que je garde de sa pièce à vivre, les journaux, les photographies familiales, la fenêtre devant la table, même raconter serait indiscrètement image. Par exemple, j'énonce : ceci est un autoportrait (téléphone), moi-même en masque de Bergounioux sculpté en Quichotte.
Par exemple, j'énonce : ceci est un portrait (téléphone) de Pierre Bergounioux, en ressemblance de moi-même lisant à l'écran les 492 pages de son journal 1980-1990 à paraître chez Verdier en mars.
Se dire, la semaine passée : le visage de [J. G.->http://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=230] est au-delà de ce que j'en pourrais saisir. Et la simplicité ou la facilité de son accueil, que voilà : le regard, la peau, l'âge sont offerts, et rien n'est saisissable, parce que lui-même déjà au-delà. Il me serait même venu, dans ces heures face à face, à tel instant, une haine de tout photographe, par l'idée même qu'eux prétendraient en attraper quelque chose, qu'ensuite ils nous redonneraient. A la {Chambre claire} de Roland Barthes manquera toujours la photographie qui aurait pu être possible (aujourd'hui que l'espace public est truffé de vidéos, et chaque passant potentiellement équipé d'un capteur d'image), celle de l'accident qui nous l'enlève : et nous refusons cette photographie, nous la considérons comme haïssable par l'idée même qu'aujourd'hui elle pourrait exister. Je continue de photographier mes fenêtres avec vue vide, où que je sois, et tant pis pour le pourquoi.

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 décembre 2005
merci aux 629 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page