anecdote concernant Michel Tournier
le pamphlet est-il soluble dans la fiction

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : de la fin des amours

Je reçois une proposition d'un éditeur parisien pour participation à sa collection de pamphlet. C'est bien payé, ce n'est pas un texte long, mais voilà, ça doit être pamphlet, colère, exagération et style. Je réponds que je ne saurais pas. Que ce n'est pas mon instrument. Pourtant, ici je suis capable de coups de gueule? Mais ce n'est pas la même chose, ou alors je ne suis pas capable de méchanceté longue. Ou alors, coup de gueule oui, mais l'écriture c'est ce qui nous sauve de cet embourbement du monde, alors je la garde à côté, ailleurs. Est-ce que c'est pour cela que me viennent en tête des éraillements ? Nous étions rassemblés à Fribourg, en Allemagne, pour trois jours de lectures et colloques. Il y avait Florence Delay, Paul Nizon, Jacques Roubaud, ce type que Mitterrand avait nommé ambassadeur de je ne sais quoi et qui nous traitait d'un peu haut, il avait écrit un livre sur Saint-Simon : son nom me reviendra bien dans les prochains jours (il est mort), et Michel Tournier, écrivain connu. Donc, au retour, comme nous avions avec nous Michel Tournier et l'écrivain diplomate mitterrandiste (non, je ne retrouve pas son nom), on nous rapatriait en avion, Bâle, Mulhouse et Fribourg partageant le même aéroport, il est situé en territoire français, et on avait des premières classes : c'est la seule fois de ma vie que j'ai voyagé en avion première classe. C'était un petit avion. Les gens de la queue montent d'abord (puisqu'on montait par l'avant). Les hôtesses appelaient rang par rang. Et bientôt ne resteraient dans le hall vitré de l'aéroport que la petite poignée bénéficiant des premières classes. Et d'un seul coup d'un seul, tandis que l'hôtesse appelait les rangs 10 à 20, Michel Tournier s'avance sur le carrelage, piquant droit vers elle, et crie de la plus forte voix qu'à tel petit corps forte voix est possible : -- Et nous, on est de la merde, ou quoi ? Cela, cela {exactement}. Si protestation, Florence Delay et Jacques Roubaud m'en seront témoins, ils y étaient. Et soufflés, comme moi. On s'est regardés interloqués. On avait honte. On était en groupe, pas un groupe homogène, Tournier ne nous aurait pas adressé la parole même en partageant trois jours colloque et hôtel, mais bon, on s'en sentait responsable. Je me souviens de l'énorme silence. Je crois que l'hôtesse a eu l'intelligence de le traiter comme un gosse coléreux, ou quelqu'un dont la bêtise n'appelle pas dialogue. Voire même de faire comme si elle ne le reconnaissait pas. Elle a seulement appelé les rangs un à dix. On a laissé un vide sanitaire entre nous et Tournier. Je crois que le diplomate s'est mis avec lui (d'ailleurs, une voiture officielle avec chauffeur l'attendait à Roissy, il était pourtant là à titre privé, comme romancier, et il a proposé à Tournier, pas à nous, de lui éviter les frais du RER grâce à sa berline de la République). Voilà, c'est tout. Je me souviens que c'était en 1991, parce que j'avais rapporté de Fribourg un sac à dos pour transporter les bébés, en France on n'en trouvait pas, à l'époque, ou pas si bien. Je n'ai aucun livre de Michel Tournier chez moi. Voilà les gens de pouvoir en littérature, et ce qu'ils deviennent à son usage. Je ne saurais pas faire de pamphlet, même avec ça. Saint-Simon vous en aurait fait une page géante, de ce petit bonhomme chauve en colère insultant l'hôtesse non seulement pour rien, mais pour un motif qui le rendait instantanément ridicule. Non, décidément, je ne retrouve pas le nom du diplomate. Pourtant, juste avant, il y avait eu cette histoire de taxi. Douze Deutsch Mark à payer au taxi, de l'hôtel à la station de bus, où on avait pris la navette aéroport. Dans le taxi, il y avait Tournier et ça y est, il me fallait le taxi pour que je retrouve ce nom : François-Régis Bastide, moi-même et une jeune femme spécialisée dans la traduction simultanée, qui avait tenu tout le colloque, vraiment merveilleuse. On arrive à la gare routière, François-Régis Bastide était assis devant, Tournier, la traductrice au milieu et moi-même à l'arrière, le diplomate romancier ouvre en seigneur la porte arrière à Michel Tournier : -- Veuillez descendre, mon cher... Voilà, ces gens-là parlaient comme ça. Et ils ont tourné le dos, nous ont laissé le taxi à payer. Pire, la traductrice ayant vu mes yeux s'arrondir et que j'allais les rappeler a payé le chauffeur de son argent et plus rien voulu savoir. J'ai raconté à Roubaud. Roubaud ne fait jamais de commentaire. Il lève en général un sourcil. Seulement voilà: on n'imagine pas Roubaud en situation de plouquerie, ni mineure ni majeure. Je n'écrirai pas de pamphlet, jamais. Je ne sais pas ce que cet écrit vient faire ici, et si même je le garde. Le directeur de l'Institut français de Fribourg, Métayer, est désormais directeur des Beaux-Arts de Toulouse je crois. Lui aussi pourra attester de tout ça. C'est bizarre, les gens.

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 25 décembre 2005
merci aux 770 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page