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craintes pour la vieillesse

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ou un autreTumulte au hasard  : le labyrinthe défait

Dans cette maison de retraite, il y avait aussi un homme très droit et digne, avec une cravate souvent un peu défaite, mais cravate quand même. Il s'asseyait sur une chaise et regardait en silence, d'un air réprobateur. La première année, il tenait souvent le journal Le Monde, fermé sur ses genoux. La seconde et la troisième année moins, et il coulait un peu du nez, indifférent. Cette dame était très gentille, elle vous saluait, alors on se tenait obligé de dire une phrase banale, sur le temps qu'il faisait, sur sa santé. La première fois on était surpris de la réponse : « Vous croyez qu'elle va venir, aujourd'hui, ma fille ? » On répondait comme on pouvait. « Elle m'a dit qu'elle viendrait. » C'est seulement à la troisième et quatrième visite qu'on comprenait que ses réponses seraient invariables. A lui on avait laissé son chien. Et même, quand le chien était mort, un tout petit chien, tout jeune. Avec le gros chien, par ce chemin à l'arrière, il partait le matin faire une longue promenade, plusieurs kilomètres en fait. C'était l'exception, et pour le chien, et pour les promenades. Parce que sinon le système de fermeture était automatique, on avait régulièrement un pensionnaire qui s'évadait, qu'on retrouvait loin, dans la campagne. Comme cette femme, dès qu'elle le pouvait, elle s'enfuyait dans les arbres. On la retrouvait montée dans un arbre : ici elle vous regardait avec un regard fixe, un peu brillant, et étroit, comme si c'était vous qui la priviez de ses arbres, et le sachant. Avec le petit chien, il n'était plus question de promenade : « C'est le chien qui le ramenait, avant », disaient les infirmiers. Il l'attachait d'une ficelle, comme le précédent, mais juste pour le tour du par cet des pelouses. Dans un coin de la pelouse, on l'avait laissé planter des tomates. Celui-ci moi je l'appelais le poète. A cause d'une grande barbe soigneusement peignée (sa femme lui rendait visite, chaque après-midi, on le voyait tout souriant à côté d'elle préoccupée mais vrai, elle le bichonnait), et de grands yeux clairs comme délavés, qui regardaient vers un horizon improbable (la grande route, là-bas, et ses camions, une station-service vue de l'arrière). Quand il était seul, c'était sur cette même chaise, toujours, juste au coin du couloir, comme si le nombre de gens qui passaient à ce coude pouvait en quoi que ce soit le rassurer. Il souriait. La pharmacienne quand elle venait voir sa mère avait toujours l'air pressée : elle se garait tout auprès, sa grosse voiture bien visible, comme s'il fallait affirmer tout de suite à la vieille dame que le temps était compté. Pourtant, elle venait tous les jours, c'était bien rare parmi les pensionnaires. La mère on l'entendait, qui semblait préférer anticiper : « Tu dois avoir à faire, vas-y maintenant... » Et c'était la fille qui disait qu'elle pouvait bien rester cinq minutes encore. Je n'aimais pas ce moment du soir où ces femmes qu'on n'employait qu'une heure ou deux par jour, et qui trouvaient là un complément de ressources (elles mettaient pourtant soudain une animation, une verdeur), venaient et dans le hall mal éclairé prenaient un par un les gens pour les coucher. Quelques-uns récriminaient, parce qu'ils voulaient passer les premiers. Quelques-uns il fallait les emporter avant que le sommeil les prenne ici. Il y avait des appels pour des médicaments à ne pas oublier, des précautions à prendre. Mais la plupart, alors, isolés sur leur fauteuil ou leur siège, attendant qu'on vienne comme les cueillir, semblaient à des kilomètres les uns des autres. Et la question du sexe était bien indifférente (sinon pour celle qu'on devait faire manger, qui ce soir-là était de bonne humeur, prenait des miettes de pain et les mettait dans le soutien-gorge de l'aide-soignante qui lui tendait la cuillère : et un moment, toute retroussée). Celle qui était méchante mangeait seule. On l'installait de face par rapport à la télévision. Au moins c'est eux, les figures lisses et prévisibles du poste, sur qui elle passait ses colères. Pendant telle période où ça allait mieux, on l'installait le dos à la fenêtre. Mais ça recommençait : tout ce qui était dans son champ de vision devenait son ennemi, et si son vocabulaire s'était limité à un champ particulier, elle pouvait l'entretenir sans cesser. Cette fois-là une vieille dame avait craqué : « C'est insupportable ! » Et elle restait debout, sa serviette autour du cou, répétant une nouvelle fois « C'est insupportable » et puis elle était partie sans manger. Elle, l'après-midi, on la voyait souvent, à l'écart, très bien habillée, comme en visite, et qui tricotait. Lui il vous rejoignait partout sur son fauteuil roulant sans qu'on l'ait vu approcher. Tout d'un coup il était là tout auprès, et tant pis pour votre conversation. « Vous pouvez me relever ? » Parce que soi-disant il glissait sur son siège, mais il était terriblement lourd à hisser, et quand on n'a pas appris les gestes on a l'impression d'une masse molle inamovible. Ou bien c'est sa casquette qui était mal mise, ou son bras gauche qui était coincé, toujours un prétexte. Et si vous ne répondiez pas, ou lui disiez seulement d'aller là-bas trouver quelqu'un du personnel, il restait trente secondes silencieux, le fauteuil roulant à cinquante centimètres, et puis soudain le rapprochait à nouveau, reposait sa question dans les mêmes termes. A table, le soir, on le mettait à côté d'un nommé Georges qui piquait toujours dans les assiettes des autres, parce que lui au moins savait se défendre. Quant au Georges, il guettait : on ne sait jamais, une absence, une défaillance... La maladie d'Alzheimer est de conséquence terrible sur celles et ceux qu'elle affecte. Des yeux implorants, des gestes étranges. Des phrases qui n'ont pas vraiment de sens, des questions idiotes qu'on répète, une façon d'obéir docilement à ce qu'on vous demande et puis quelques secondes après tout est oublié. L'an dernier on la voyait partout dans les couloirs, on s'étonnait de quelqu'un de si jeune parmi les vieux. Cet été ils l'attachaient pour manger, sanglée aux jambes et aux poignets. Elle n'était plus là cet hiver.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 27 décembre 2005
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