construire soi-même son avion
souvenirs de Vernon

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ou un autreTumulte au hasard  : le monde est idiot, ou soi-même ?

Je suis étroitement de l'Ouest, l'Ouest Atlantique. Alors Vernon jamais entendu parler, du moins avant. Les fusées oui, on savait, le grand trait blanc d'Ariane partant vers le ciel. Il s'agissait d'une machine toute petite, mais entourée de toute une pièce d'armoires de commandes (ce que l'informatique industrielle, dès cette fin des années 70, condenserait en seul calculateur), destinée au soudage d'un rouet haute pression en titane. A quoi servait la pièce sur les moteurs d'alimentation cryogéniques du troisième étage d'Ariane, je ne sais pas. Du moins, quelques années plus tard, une des fusées exploserait et ce serait à cause précisément de cette pièce, mais je répète : bien des années plus tard. On déplaçait sur la petite mais épaisse pièce en titane un fin faisceau d'électrons sous vide, on disposait pour le commander d'un double bobinage magnétique programmable et je me souviens qu'on s'entraînait à dessiner sur la pièce des spirales, ensuite on ouvrait brutalement la mise à l'air de la chambre sous vide, et l'oxydation fixait sur le titane tout un jeu de couleurs, si au contraire on le laissait auparavant refroidir la spirale semblait d'argent, j'ai gardé longtemps deux ou trois de ces échantillons qui nous rendaient heureux comme des artistes, j'en ai offert un à Leslie Kaplan qui l'a peut-être encore, j'ai perdu les autres. Cela a bien duré deux mois, et deux mois ça fait cinq jours multiplié par huit semaines. On a eu parfois une voiture de location, c'est quand nous avions, Roland Barbier et moi-même, l'aide d'un câbleur, d'un ajusteur ou d'un autre des ouvriers de Sciaky, mais la plupart du temps Barbier, dont la belle famille vivait à Mantes-la-Jolie, s'y rendait directement et moi je le rejoignais le lundi avec une deux-chevaux camionnette de l'entreprise. Nous avions encore en 1979 plusieurs deux-chevaux camionnette, mais celle-ci n'était pas de première fraîcheur : seulement voilà, récemment entré dans la boîte, dans ce service faisceau d'électrons avec Patrick Combeau et Jean-Pierre Mouriez qui faisait figure auprès des contremaîtres de bulle privilégiée, échappant à leur contrôle (nous délaissions la lourde boîte à outils dont on nous munissait d'office, pour nous contenter d'un oscilloscope, d'un fer à souder, de quelques pinces d'électroniciens), et j'avais les cheveux longs et pas la cravate des cadres (je n'étais pas cadre, mais il était de bon ton pour les technicien de faire semblant), plus que j'étais au syndicat et supposaient-ils au Parti communiste en plus : mettant souvent sous ma responsabilité directe quelques-uns des militants syndicaux, sachant bien que je ne saurais pas les priver de leur temps de réunion, discussion et tract, que le travail n'avancerait pas, que moi-même alors tomberais en butte à ma propre hiérarchie, et surtout je crois ce type qui s'appelait Turpin m'avait dans le bec, je n'ai aucun regret de n'avoir pas bénéficié de l'amitié de ce Turpin mais j'avais systématiquement la plus vieille des deux-chevaux fourgonnette, des cardans qui tressautaient à chaque cahot et quasiment pas de frein dès qu'on plaçait une charge de cent kilos à l'arrière, et forcément, transformateur haute tension ou pompe à vide, c'était souvent le cas. Je découvrais donc le lundi matin, partant à 8h de Vitry, par le périphérique et l'autoroute, la descente au long de la Seine, puis les collines de Normandie et l'usine. Mais le soir, et tous les autres soirs jusqu'au vendredi, retour par le train, et chaque matin il fallait être à cinq heures à Saint-Lazare. Je n'étais pas le seul. Des dizaines et dizaines de silhouettes à cette heure engoncées et anonymes, le vieux train noir qui vous secouait, le contrôle des billets dans un brouillard qui suffisait à peine à vous réveiller, les têtes à baller dans leur sommeil, plusieurs un journal ouvert encore sur les genoux (ce n'était pas l'époque des écouteurs individuels à musique) et à Vernon ces cars militaires qui les embarquaient là-haut pour l'usine, moi j'avais le privilège de retrouver la fourgonnette. Je m'en servais aussi le midi. Souvent j'ai mangé à la cantine, puisque j'ai des souvenirs précis de la cantine : à la Société européenne de propulsion, on mangeait le midi bien mieux que dans toutes les usines françaises. D'abord on mangeait normand, avec de la crème, et le vendredi au lieu du poisson eux c'était gibier. D'autres fois, plutôt que manger, je prenais un sandwich à la machine automatique, puis partais en fourgonnette un peu plus loin dans les collines. On surplombait la Seine, j'avais un livre, et un grand cahier spirale, où j'avais pris goût à des dérives sans marge, se donner comme contrainte de noircir la pleine page rien que pour savoir ce qu'on aurait à y mettre. J'ai détruit ce cahier, j'en ai parlé déjà, je regrette. Peut-être qu'aujourd'hui je convoque ces moments, et la deux-chevaux fourgonnette, uniquement pour tenter de ressusciter ce qui avait pu, dans ce cahier, s'écrire. C'était précisément d'avril à juin 1978, le temps était invariablement beau. On procédait parfois dans les champs adjacents à des essais de moteurs de la fusée qui vous assourdissait deux heures. On ne peut pas dire que les types en bavaient dans cette usine comme les nôtres à Vitry. On n'y voyait pas ces mains amputées. On y marchait tranquillement, il y avait de l'espace d'un homme à l'autre, les tâches y semblaient très lentes, précautionneuses. J'ai une vague image, mais plus le nom, du type en blouse blanche, maigre et osseux, je crois une moustache un peu rousse, qui avait en charge notre propre machine, et avec lequel on conduisait la mise au point. Nos rouets de titane partaient ensuite en laboratoire pour des essais de fatigue, de modification de la structure métallique interne, des déformations et ainsi de suite. On avait du temps pour soi. J'ai juste souvenir de cet autre type, qui un matin était venu me demander trente-six fusibles, d'un certain modèle équipant une de nos armoires électriques. J'ai mis du temps à comprendre. Il m'a d'abord fallu comprendre qu'une bonne partie de l'activité (je répète : activité tranquille) des gars de l'atelier, c'était leur spécialisation dans la fabrication d'alambics directement tirés des inox haute qualité versés par l'État pour sa fusée Ariane. De magnifiques alambics pour utilisation personnelle, après tout on était déjà au pays du calva. Et ils faisaient quand même leur travail, les fusées Ariane n'ont jamais manqué de décoller, continuent toujours. Mais lui, le type, il se construisait carrément un avion. Rien d'étonnant, finalement, que dans une usine d'aviation on construise un avion. Mais lui se faisait son avion personnel. Une sorte de rêve, en somme. Un engin de plus de six mètres de long, qu'il sortait morceau par morceau de l'usine. Et pour lequel il lui fallait des fusibles. Certes, je n'avais pas à les lui fournir. Je n'avais pas besoin de pièces de rechange dans cette quantité-là. Rien qu'à penser à la tête des Turpin (l'autre contremaître s'appelait Dunand) lorsqu'ils auraient à valider, pour le technicien à cheveux longs qui frayait avec les communistes de l'usine, la commande des trente-six fusibles... Bon, il les a eus, ses fusibles. Et moi j'ai vu de larges tronçons de l'avion, à peine dissimulé, qu'il élaborait morceau par morceau, en {perruque}, dans son temps journalier d'usine. Aujourd'hui j'y repense, à ce type : il en a fait quoi, de son avion ? Le plaisir était peut-être surtout de le fabriquer, le sortir, l'assembler.Le faire décoller, en avait-il seulement besoin ? J'imagine l'avion dans le garage d'un de ces pavillons des lotissements calmes, entre Mantes-la-Jolie et Vernon, et lui occupé à peindre. A demander à un des fournisseurs d'équipements d'Ariane telle peinture dont il lui fallait trois ou six kilos gratuits. On croise sur sa route des gens dont les rêves sont à la perpendiculaire des vôtres. Un peu comme la trajectoire d'envol d'un avion monomoteur, aux cinq cylindres en étoile. Je ne suis jamais revenu à Vernon depuis.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 janvier 2006
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