variation Baudelaire, trois
chez les morts : entrer dans les chambres

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : construire soi-même son avion

On marche toujours sur des traces usées, déjà tant empruntées. On en retournerait plutôt se coucher de dégoût. J'avais rêvé compléter la biographie d'Isidore Ducasse, il suffisait de prendre des lieux, des éléments matériels, pratiquer quelques recoupements, et d'imaginer le reste. Le livre de Lefrère est paru alors que j'entassais des notes depuis près de quatre ans, pour ce chantier Lautréamont : qui plus est, chez mon propre éditeur. Lequel Bétourné m'explique qu'il s'agit d'un homme qui exerce la profession de chirurgien et souffre d'insomnie. Est-ce que moi je prétends aller exercer la chirurgie la nuit parce que je souffre aussi d'insomnie ? De la chambre de Proust, on a ce petit livre de Jérôme Prieur. La traversée de la banque qui y mène, la visite minutieuse. Finalement, un simple petit bouquin de cet ordre, mené avec intelligence, vous porte tout près de l'auteur. Une fois par an au moins je visite Saché, où Balzac a vécu souvent. C'est proche d'où j'habite, je m'arrange pour y venir en semaine, quand il n'y a quasiment aucun visiteur, et début d'après-midi, à l'heure où les deux personnes qui gardiennent sont plutôt dans la pièce d'accueil, à parler autour d'un café. Je m'assieds dans le fauteuil de Balzac. Je reste là longtemps. Je m'y suis même photographié, juste comme ça, pour voir. Je reste debout devant la fenêtre. Quelque disposition des bois, je ne sais pas, mais le paysage ici n'a pas dû changer beaucoup, ni le ciel, ni l'élan des saisons. Et cet objet parfaitement transitionnel qu'est la poignée de fenêtre en bronze forgé : je mets ma main sur la poignée de fenêtre (personne ne l'ouvre plus), c'est aussi la main de Balzac. Et j'en reviens à Baudelaire. Je vais sur sa tombe, j'en ai parlé. Je connais aussi ses chambres. Rue de Provence par exemple. Ou dans ce passage donnant sur la rue Saint-Denis, qui est toujours un hôtel et où Jacques Roubaud avant moi est venu dormir. Je suis allé aussi à Honfleur. Pour Baudelaire, pas de Combray ni de lieu qui puisse se visiter. Comme on n'a rien de Jeanne Duval. Je n'ai pu toujours entrer dans les chambres, mais j'ai monté les escaliers, touché les portes, regardé aux fenêtres. Dans une chambre au moins de Baudelaire j'ai dormi et eu un rêve. Baudelaire avait encore une bonne part de l'héritage de son père lors des attaques d'aphasie. Pourtant, sa mère ne le fait pas soigner à la clinique Blanche, qui accueillit Nerval et accueillera Van Gogh, parmi tant d'autres. Mais dans un établissement pour pauvres, où il reçoit à peine les soins minimum d'hygiène. Blanche ne l'aurait pas guéri, au moins aurait-il eu une fin digne. On n'a pas de véritable document sur Baudelaire mort, comme Victor Hugo décrit Balzac mort. Comme Hugo est capable de se saisir du texte pour dire le visage de Balzac mort. On sait par les archives de la clinique Blanche l'atroce fin de Guy de Maupassant. Baudelaire a souffert plus. Il ne savait plus le dire. On peut juste imaginer sa mère venant là, donnant ordre pour le cortège mortuaire, saluant le fils décharné, le visage au couteau, la peau devenue carton, et le front : cet angle sur le front, qui nous semble la marque même de cette syncope inventée dans le vers, sa marque. J'ai habité plusieurs chambres dans Paris, quatre en fait. J'avais ces jours-ci en tête la belle phrase de Rimbaud, premier lecteur de Baudelaire : {Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux}... Les chambres qu'on a habitées restent à l'intérieur de nous ces tombeaux vides, dès lors que d'autres s'en saisissent : on peut y revenir, on reconnaîtra la disposition des lieux, un détail du couloir, et pour le reste rien. Je ne saurais habiter les hôtels de Michaux, les chambres d'Artaud, dormir dans la chambre de Proust, et mieux faire que regarder par les fenêtres d'où vécut Baudelaire. On est fait pourtant de ces pièces vides, elles nous trouent parce qu'y entrent les passants magnifiques : les phrases et sensations de lecture, la mémoire des livres, le chant aigu de la langue à ses plus hautes cassures. Le train passe devant de nouvelles éoliennes qu'on installe sur la plaine de Beauce. L'une est tout droite avec son hélice, un immense camion grue encore au pied pour les travaux à termine. La seconde, plus loin, juste l'immense pylône de béton gris, et l'hélice posée comme cela, à plat dans le champ. Rien à voir, et pourtant : c'est à cet instant des notes ci-dessus que le chantier des éoliennes a surgi. Je m'étais promis de lever une par une toutes mes chambres : de la quatrième de ces chambres, à Paris, rue Saint-Maur, je pourrais beaucoup raconter. Il me suffirait de prendre la liste des visages : en cinq mois, si peu de visites. Alors chaque visiteur reste infiniment net, et la conversation même. Aussi, bien sûr, les livres. C'était une chambre meublée, je n'avais à moi que mes livres et une grosse machine IBM à boule sur la table (pour gagner trois sous, je révisais des thèses d'étudiants étrangers). Ensuite, j'ai revendu la machine IBM. Pourtant, au terme proche ici du travail, il me semble que ce serait inutile de lever trop systématiquement ces trappes : l'impossible {chambre double} que décrit Baudelaire soudain paraît plus riche. Parce que certains fantômes sont plus dangereux ? Il me semble que me voilà devant le corps éteint de Baudelaire. Je suis debout, et ce n'était pas en rêve. C'est un visage de carton, aux angles aigus, à la peau terne des morts. Il s'est effacé, le rictus du {crénom}, mais il a mangé les lèvres : voici un mort sans lèvres. Je sais l'adresse, j'y suis allé. C'est une pièce en sous-sol, au 1 rue du Dôme à Passy, qu'en août 1867 ils mettent les morts. Il y a une fontaine d'eau froid au-dessus d'une cuve de zinc. On m'a laissé seul un instant avec Baudelaire mort : qu'ils marchent, alors, les dangereux fantômes, dans toutes ces chambres où nous fûmes.

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 27 janvier 2006
merci aux 741 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page