bien dans sa peau
de la boutique obscure

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ou un autreTumulte au hasard  : retour à la campagne

Le corps abîmé. Les cicatrices d'enfance : ce jour du poing contre la vitre, et coupé profond au poignet. Ce jour à se battre et le coup de pied de l'autre te retourne le doigt : une grosseur. Les coups aux jambes : ces temps-ci j'ai mal aux genoux, trop d'escaliers, trop de livres trimbalés. Les articulations : l'épaule opérée après les luxations (et le souvenir précis de chaque luxation dite récidivante, les types à l'hôpital qui se croient capables de remettre une luxation, essayent avec un dossier de chaise, essayent en vous mettant le pied dans l'aisselle et en tirant, et après vous disent : on ne peut pas, la masse musculaire est trop forte comme si je ne leur avais pas dit d'avance) et maintenant oui c'est opéré mais cette douleur récurrente dans le coude qui en résulte. Les trucs à cinquante ans qui vous poussent, sur la figure ou sous le pull. La façon dont l'œil droit voit flou et on s'en fiche, ou le temps qu'il vous faut le matin pour accommoder l'écran. La façon dont on ne s'accommode pas des insomnies mais qu'on sait bien avoir si peu à dormir qu'on pourra dans la nuit redescendre sur le coup des trois heures pour un grand moment d'écran, un moment pourtant quasi vide à écrire sans intention préalable, écrire par exemple : à cet instant voilà ce qui me fait mal. Le mal dans le dos, ce soir, par exemple. Jean-Pierre Siméon qui me sortait ça l'autre jour parce que je m'en plaignais : - Un type à cinquante balais qui n'a pas mal quelque part, c'est qu'il est mort. - Oui, mais on ne m'avait pas prévenu, j'ai répondu. Ce soir, après une rencontre avec des étudiants, celui qui me demande : - Comment vous articulez le fait d'écrire, et le fait de venir ici et nous parler deux heures ? Moi je lui réponds : - Ce qui s'articule, c'est que si je parle bien sûr je n'écris pas. Sans préciser : et ne dormirai pas de la nuit, et n'écrirai pas demain non plus. Mais tout d'un coup pourquoi se mettre à dire devant les étudiants rassemblés là, ce que je n'avais jamais dit publiquement : - Ça me fiche tellement la trouille que voilà, je me shoote juste avant (et j'ai montré Sébastien R. en disant : - Seb l'a vu, il est témoin), alors j'arrive à parler mais après c'est toute la nuit se dire : - J'ai dit ça, mais comment j'ai osé, j'ai parlé deux heures mais comment j'ai pu, et la rançon dont tout ça doit se payer. Quand se pencher même est un effort, ou tout à l'heure perché à la librairie sur l'échelle pour attraper un Deleuze le vertige. En ce moment, la récompense, c'est les heures que je passe parfois à assister au travail de danseurs. Comme cette phrase d'Emmanuelle Huynh : - J'essaye de me rendre la plus grande à moi-même. Alors parfois, le matin, seul dans ma pièce, j'essaye moi aussi de me grandir. Avoir passé l'âge précis où Rilke, Balzac et d'autres beaucoup (et même Perec, et même Koltès, ou Carver : ils n'auraient pas mieux fait de tenir, ceux-là ?) sont morts : temps d'ajout, et s'il avait fallu écrire ça aurait pu être fait avant. Le mois prochain j'aurai arrêté ici d'écrire. Est-ce que j'aurai moins mal au lancinant coudre droit, est-ce que j'aurai les doigts moins tordus, est-ce que j'aurai le courage d'aller voir ces types du corps médical (je hais sauf Winckler et Paul Van Vliet, mais je n'ai pas parlé de Paul Van Vliet, la totalité du corps médical) pour dire : je ne vois plus, aidez-moi, pour dire : je ne dors plus, aidez-moi, pour dire : parler même me fiche la trouille, aidez-moi ? Et à qui demander : ce que je n'ai pas ouvert ici dans ce livre, qui peut m'aider, ce que je n'ai pas osé écrire ici dans ce livre, qui pour m'y pousser ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er février 2006
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