simple visite en passant
suite autobiographique [vers 2]

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ou un autreTumulte au hasard  : chez les morts

[relecture texte du 12 février]
Donc hier je lui ai rendu visite dans cet établissement psychiatrique, c'était autorisé. Nous étions dans une cour ouvrant sur le parc, et des galeries mi couvertes pour circuler. Un des couloirs ouvrait à l'angle. Pour entrer ou sortir on demandait le déclenchement par un bouton là-bas, à l'accueil, en attendant on restait derrière la vitre transparente. Moi d'abord je ne suis pas entré. Je l'ai vu paraître derrière la porte, en demander l'ouverture et marcher vers moi. Maigri, peut-être, la peau un peu plus terne ou émaciée, peut-être, mais pas tant que j'aurais cru. Cela, dans le regard, qui faisait qu'il vous regardait comme en transparence, ou légèrement le long du visage, en arrière, par dessus l'épaule, peut-être, mais pas tant. C'était bien lui tel que je le connaissais, exubérant, même si cela semblait dans une amplitude moindre, une exubérance mais limitée à lui-même, aux angles aigus des coudes, et de sa façon un peu raide de marcher. Au reste, une exubérance mais ralentie. On s'est embrassés, il était heureux de me voir, il me l'a dit. Il faisait bon au soleil, et les salles qu'on vous accordait sinon pour les visites ressemblaient trop à des salles d'attente conventionnelles de médecine, plantes vertes comprises, magazines idiots sur les tables, en plus l'un d'eux, datant de quelques semaines, faisait sa Une sur Clovis Cornillac et on est tous deux des amis de Clovis Cornillac, il l'a pris et agité comme si ça démontrait quelque chose, {en voilà un qui s'en sort bien}, ou bien {si c'est à ça que vous vous occupez dehors je suis aussi bien ici}, mais il n'a rien dit, ou alors : -- Il va bien, Clovis et j'ai dit que rappellerais Caroline un de ces jours mais qu'est-ce que j'en savais moi non plus sauf à penser : -- A toi, je n'ai même pas le droit de demander comment ça va, avec toi, bien forcé de faire semblant que ça va, c'est lui qui s'est relevé et est sorti dans la cour je l'ai suivi. On était à l'abri du vent, un froid sec en cette mi février mais au soleil on n'avait pas froid. On apercevait ma voiture sur le parking, il m'a demandé si la route ce n'était pas trop long, j'ai dit que non, et que venir ici dans ce pays du Grand Meaulnes de toute façon moi c'était chaque fois une sorte de pèlerinage personnel, {bon mais t'étais pas forcé de t'arrêter} j'avais ma famille à retrouver à Saint-Amand Montrond ils m'attendraient sans hâte ({ça nous laisse une heure, une bonne heure} j'ai dit) on poussait vers l'Auvergne mais ne pas s'arrêter le saluer impossible, le sachant ici impossible j'ai continué et ça y est, c'était moi qui parlais et lui son regard parti, le contraire exactement de ce que je souhaitais, {est-ce que tu as ce qu'il te faut} j'ai demandé {de la musique des livres...} Il m'a dit qu'il était mieux, qu'il dormait bien ({de toute façon, avec leurs médicaments}), que l'obstacle c'était quand même la langue pourquoi on l'avait mis ici où si peu de gens parlaient la langue, que ça lui faisait du bien avec moi de se remettre à parler la langue {sauf avec le médecin évidemment}, j'avais un œil sur ces silhouettes qu'on apercevait déambuler chacune comme suspendue à fil et traînées là dans les allées ou le parc le regard droit et qui ne s'occupaient ni de vous ni de personne, peut-être, oui peut-être qu'elles ne parlaient pas la langue. Et qu'il aurait aimé une chambre seul, mais dès qu'il entrait dans ce couloir il savait que la solitude partie, finie : {en plus ils m'ont déménagé trois fois : la même chambre jamais} et ça je savais moi pertinemment que c'était faux, on s'était longuement téléphoné avec Charles J. qui en avait été si proche, mais Charles J. n'est pas un bavard, c'est un euphémisme. Alors je l'ai écouter récriminer, dans ces chambres on ne pouvait pas téléphoner ni recevoir librement, les fenêtres s'entrouvraient avec un système bizarre et ce silence j'aimerais tellement un peu de silence mais ici dans la cour et le parc le silence oui on l'avait, juste cette voix de femme mais très loin : une voix de femme criait. -- Tu l'entends aussi ? Oui, frère, je l'entends. Il m'a dit qu'il aimerait un ordinateur. Qu'on lui avait donné un calepin et des stylos, du papier ici oui tant qu'on voulait {ils aiment cela tellement, le papier}, et lui soudain à cela je le retrouvais tout entier, caustique, avec cette raideur qui allait à sa silhouette comme à ses livres, il me demandait des détails : {tu t'occupes toujours de la maison des écrivains, tous ces trucs} non je ne m'en occupais pas, et depuis sa maladie encore bien moins certainement, l'impression que le temps est compté, la nécessité d'avoir à regarder droit, se hisser sur cette parcelle délimitée qu'on a chacun et y danser certes, mais tâcher d'oublier le vide autour, le vide à travers. -- On attend que tu reviennes, j'ai dit en plaisantant. {Un monde de cinglés}, il m'a répondu sans ciller ni un regard à ce couple de vieilles gens entourant un homme de trente qui les remorquait comme un ballon les aurait tirés, depuis l'incalculable hauteur muette où il était. Il me disait qu'il n'arrivait pas à se servir des feuilles blanches et du calepin, {ou alors des phrases, comme ça}, j'ai dit qu'en ce moment je lisais Henri Michaux : {une phrase c'est le mouvement entre une pensée et une autre pensée} mais je ne citais pas exactement, encore une fois il ne m'écoutait pas : -- Quand j'aurai le droit à l'ordinateur, oui je pourrai recommencer, mais pour ça il me faut une chambre à moi. On est revenu jusqu'à la porte. On l'a laissé me faire passer avec lui. On a pris le couloir. Les portes étaient fermées en général. Dans un emboîtement, une pièce plus large avec une télévision allumée pour personne. A cette heure-ci on ne croisait personne. On dirait, dans ces établissements, qu'ils s'évitent. Une lettre était affichée : Marie-Pierre était partie, Marie-Pierre remerciait ceux qui étaient venus, quand elle jouait du piano, la lettre était au-dessus du piano. Tout au fond, une fenêtre rectangulaire qui rendait le ciel infiniment abstrait. On est entré dans la chambre 24, au bout du couloir à gauche. Un lit avec les équipements pour sangler, une table et une chaise et l'impression d'indestructibilité que tout cela donnait, cette fenêtre avec au loin le par cet les arbres, mais qui ne pouvait que s'entrebâiller, trois livres sur la table de chevet, des livres trop lus de la bibliothèque de l'établissement, deux policiers, un livre d'histoire. J'ai réitéré ma question, des livres je pouvais lui en envoyer : -- J'aurais l'impression d'être ici pour des mois, il m'a rétorqué. Au moins un peu de littérature, j'ai demandé ? -- Je me la récite. J'ai dit que ça pourrait être un exercice obligatoire, pour chacun d'entre nous qui atteignait la cinquantaine, rassembler tout ce qu'on se souviendrait des livres, des récits, des poèmes, et d'effacer tout le reste : il y des pièces d'Eschyle dont rien n'est attesté qu'ainsi. Il m'a raccompagné. Quand j'ai démarré il était encore là, derrière la vitre transparente, je lui ai fait au revoir du bras. On a continué vers l'Auvergne, sur l'autoroute. La première aire d'autoroute s'appelait comme cela : {Aire du Grand Meaulnes}, avec un panneau indiquant qu'on y trouvait des toilettes et des balançoires.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 23 février 2006
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