aujourd’hui Koltès
de l'écriture et autour

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ou un autreTumulte au hasard  : agence de voyage Meridiana plus jamais

Je prends le train pour aller parler de Koltès. Deux hommes, l'un à la voix aigue (je comprends tout), l'autre avec une voix plus grave (je ne comprends pas) ont une discussion continue et parfaitement inintéressante. Je dois parler deux heures de Bernard-Marie Koltès. Je n'ai pas vraiment travaillé. J'ai repoussé à distance les autres livres, les autres auteurs. J'ai mis les siens sur la table, les six principaux. Je n'ai toujours pas réussi vraiment à lire {Retour au désert} ni {Roberto Zucco}, il me semble que j'ai le temps. Que je dois d'abord aller au bout de ces livres minces, qui s'épurent jusqu'à }Solitude dans les champs de coton}, par lequel j'avais commencé à le lire. J'ai écrit sur Koltès. C'était une période où j'avais souhaité publier ces conférences dites à la Villa Gillet, mon éditeur d'alors m'en avait dissuadé, juste par téléphone, sans même me recevoir : - Ce serait mieux que vous parliez d'un seul auteur. L'été j'étais en montagne, en Autriche (l'éclipse d'août 1999 aperçue depuis la montagne), le matin je prenais ces notes sur Koltès et les avais proposées à publication. Coup de fil, sans me recevoir : - Les gens qui aiment Koltès, ils vont le voir au théâtre, ils n'ont pas envie spécialement qu'on leur en parle. Et puis on n'en vendrait quatre cents exemplaires. Les mots au téléphone se sont gravés, textuellement. Les mots m'avaient fait mal, je n'ai plus jamais publié aux éditions de Minuit, donné ailleurs {Pour Koltès} qui s'est vendu à bien plus et continue de se vendre, ce dont d'ailleurs je me moquerais s'il n'y avait cette phrase gravée : quand bien même j'aurais offert à trente personnes ces notes sur Koltès, elles sont ce que je porte en moi de Koltès qui n'est plus. Ni hier ni avant-hier je n'ai vraiment travaillé, mais j'ai relu. Je m'emmêle toujours dans les dates des voyages de Koltès, les deux séjours au Nicaragua et au Guatemala, le séjour au Nigeria avant le séjour au Mali, les quatre mois à New York. Pourtant, c'est juste cette compression de temps qui m'intéresse : il a trente ans, juste un texte derrière lui, et cette errance. Quand Chéreau commence à le monter, chaque fois lui il est à écrire la pièce suivante : {Quai Ouest} s'écrit quand {Combat} est à la scène. Ça s'accélérera vers 1986, 1987. D'ailleurs, c'est à ce moment que je l'ai lu moi-même. Le choc de {Solitude}. Qu'à ce moment-là on en avait entendu parler, déjà : un auteur de théâtre. Mais je n'allais pas au théâtre. Et {La Nuit juste avant les forêts} qui arrive par dessus {Solitude}, en tout cas sous la couverture blanche. J'ai dû le raconter je ne sais où : à Berlin, en 1988, j'étais allé voir les Tchekhov que proposait Chéreau, j'étais arrivé en retard, il fallait attendre la fin du premier acte. Chéreau regardait de loin ce qui se passait sur la scène, ici, depuis la porte. On était dans ces dix mètres carrés entre deux portes fermées, lui grimé pour jouer Solitude, et moi qui ne voulais pas entendre {Solitude}, parce que c'est un texte que j'aimais pour son intensité proprement littéraire. Alors je regardais le cou de Chéreau, ses mains. Ça me parlait, le théâtre, ça devait être ça. Lui il regardait bizarrement ce type à lunettes qui le regardait, bien sûr on ne serait pas parlé, jamais parlé, et plus tard quand je lui ai envoyé mon livre sur Koltès il ne m'a pas répondu : sans doute on est trop petite poussière pour ces individus-là. J'ai croisé souvent d'autres gens qui l'ont connu, et même ce vieux monsieur aux poèmes dignes, Jean Mambrino, qui a été son prof de français à Metz et lui a mis dans les mains tant de livres. La plus belle discussion sur Koltès c'était avec Michel Piccoli. Il parlait de la mort de « Bernard », lui et la mère de Koltès de chaque côté du lit d'hôpital, jusqu'au dernier souffle. On avait fait le treize heures de France Inter, je parlais de {Mécanique}, on était forcément dans le deuil. Il était maintenant 14h30, la rédaction de la radio était déserte. Au journal, on avait parlé de la découverte à l'ambassade américaine de Moscou de chats équipés d'émetteurs sur la queue, voilà ce qui occupait ce jour-là l'actualité du monde : c'était le 11 septembre 2001, heure de Paris. J'ai repris le métro pour mon train de 15h20 à Montparnasse. Koltès je l'ai vu une seule fois, mais on avait parlé longtemps. Veinstein était très en retard, chacun attendait son passage en écoutant l'invité précédent, Koltès est venu me parler en disant qu'il me lisait, qu'il avait écouté ce que je racontais, moi je ne l'avais même pas reconnu : émacié. Le portrait (que je découvrirais plus tard), du véritable Succo. Quand il s'est présenté, je lui ai dit le choc qu'avait été pour moi {Solitude}, l'abstraction des géométries et comme j'y entendais Racine, alors tout a été facile. On a parlé de Balzac, on a longtemps parlé de Balzac : octobre 1988. Je ne sais pas comment cet après-midi je vais parler de Koltès. J'ai préparé des photos sur l'ordinateur, pour la vidéo-projection, et des phrases. Des phrases de Koltès s'afficheront derrière moi en trois mètres de long et je pourrai les arpenter du dedans : quoi d'autre, pour rendez-vous ? Je sais que je parlerai de ces brèves mais décisives pages des « carnets » de {Combat de nègre et de chiens}. Du rôle des chiens et le son du bongo dans {Hotel del Lago}, et de pourquoi ce texte bref aurait suffit à un livre. Que j'exhiberai ce dactylogramme avec encore l'empreinte des lettres inégales de la machine à écrire et les corrections à la main, le tapuscrit original de {La Nuit juste avant les forêts} dont m'a fait cadeau un jour Serge Valletti (mais comment il eu ça, lui Valletti ?), et que je garde comme un objet fétiche. Sans doute je reviendrai sur le rôle du compte impair dans {Solitude}, comment on passe de l'espace au regard, du regard au souffle et à la voix, et puis que les deux voix se traversent un instant l'une l'autre. Je porte ce matin un vide en moi autour du nom Koltès, et je parlerai dans ce vide. Si mon travail à moi s'était arrêté en 1989, il ne mériterait même pas d'être. J'ai appris plus lentement, mon vrai travail a commencé après : peut-être il commence ici.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 14 février 2006
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