l’homme du bord du fleuve
suite autobiographique


{1ère mise en ligne 10 février 2006}.
J'habite depuis huit ans cette maison près du fleuve. Je n'ai jamais vécu, hors la maison de prime enfance, huit ans d'affilée au même endroit. Paradoxalement, est-ce qu'ici j'ai jamais eu l'impression d'habiter ? De cette ville qui me fait face, à peine j'use pour les commodités personnelles. J'y connais la librairie, un magasin d'accessoires de musique, la salle de répétition des amis du théâtre, encore depuis que ce projet est né je les croise peu. Saint-Pierre des Corps était un choix raisonnable : on peut dans la journée faire l'aller-retour à Lille, Lyon, Rennes, Nantes ou Bordeaux et dans mon métier c'est une sûreté. Je travaille principalement à Paris, qui est à moins d'une heure de train. Sans doute que pour élever des enfants une ville de taille moyenne, comme celle où j'habite depuis huit ans, était un choix raisonné pour la stabilité qui leur est nécessaire. Depuis que j'habite cette maison, j'y travaille, et n'ai pas dans cette ville d'autre lieu. C'est pour cela aussi que je n'ai pas vraiment l'impression d'habiter quelque part : maison où je me suis installé avec déjà la liaison Internet qui étale l'espace sans notion de distance. J'ai des cartons et des piles de livres, ils encombrent un plein garage où j'ai moi-même eu ma table jusqu'à cet automne, et l'emménagement dans cette pièce minuscule et dépouillée où je voulais que le seul objet soit cette machine grise sous mes doigts. Mais pour les trajets des enfants, ou chaque fois que je reviens de la gare, comment aurait-il été possible de ne pas le remarquer ? Il ne s'éloigne pas de la rive. Il parle une langue à lui seul réservée. Au début, je le croyais pensionnaire de l'établissement qui se trouve sur la route, un peu avant chez moi. Non, il vit dans une sorte de cave de ciment, dans le coteau. Je n'ai jamais osé m'arrêter, même lorsque je le sais à quarante minutes de chez lui. Il est habillé selon la saison. Où il se fournit de ces vêtements, rarement vraiment à sa taille, je n'ai pas non plus cherché à le savoir. Il me semble que ce respect est nécessaire. Parfois il disparaît deux à trois semaines. En général après une période plus agitée, avec de grands gestes saccadés, et parfois même, au bord de la route ou sur le côté du pont, insultant les véhicules. Il n'est pas visible le matin. Mais souvent, rentrant tard le soir, et même loin après minuit, je l'ai vu collé au pont, ou marchant le long du fleuve. Dans sa tête détruite, il reste une énigme. Il a affaire à cette énigme. Souvent, elle prend la forme d'une carte plastifiée. En tout cas, plusieurs années de suite, cette carte plastifiée à la main, et lui posé en surplomb de l'eau, attentif à la déchiffrer. Cet hiver, il n'a plus sa carte. J'espère qu'elle ne lui a pas été retirée par des malplaisants. J'ai souvent essayé d'entrer en contact. Un bonjour dit à voix forte, lorsqu'on le croise à pied. Mais il lève sur vous des yeux d'un autre monde, pas hostile mais comme si soudain on dérangeait. Dans les périodes où du trottoir il organise la circulation des voitures c'est plus facile, un petit coup de klaxon et un geste de la main, et il saluait d'un coup de menton, comme quelqu'un qui sait à qui il a affaire, et le respect qui lui est dû. Mais le lendemain, alors qu'on se prépare à recommencer, il vocifère et vous voilà prisonnier de ses imprécations étranges. Cet été, pendant une période, il promenait un long chiffon à peu près blanc. Il le nouait sur un poteau ou un réverbère, plus haut que ses yeux, et restait là longtemps, bras ballants, à regarder. D'autres fois, le chiffon était accroché à une aspérité d'un mur, et lui parti loin. Il aime les chapeaux, bonnets, casquettes et les gamins aiment à rire de son accoutrement : peu de gamins de ce côté de la ville qui ne connaissent pas son surnom. On le voit aussi nous tournant le dos, déchiffrant sur tel mur un tag plus grand que lui, ou en contemplation obstinée d'un détail. Enfermé dans ma voiture, ou debout dans l'autobus, je pratique quotidiennement ce quai de Loire et les rues adjacentes. Une fois ou deux, je l'ai vu hors de son territoire : et même une fois venant jusqu'à ma rue, observant les pavillons au demeurant banals comme un pays juste découvert. En ce moment, inspectant avec superbe le chantier d'élargissement de la route. Des deux feux rouges de mon quartier au pont, et du pont jusqu'au quartier des Halles qui est sa limite, il y a deux kilomètres et demi environ, deux cents mètres de la rue perpendiculaire au fleuve, et le reste au long du fleuve : ces trois cents mètres sont sa limite maximum d'éloignement du fleuve. Sur le pont, il reste du même côté. Aux deux angles du pont et des quais, il est capable de tenir des heures, qu'il soit calme ou agité. De cet établissement qui termine la ville, avant mon quartier, j'ai fini par connaître plusieurs des pensionnaires ou visiteurs réguliers. L'un des plus curieux est celui qui vous raconte chaque fois comment il n'aime ni la droite ni la gauche, mais il ne s'agit pas de politique, c'est un principe général : au moins comme ça marchez vous droit, je lui réponds parfois. Il y en a un autre, très gentil, qui demande à tout le monde comment ça va. Et un autre qui demande si c'est le bien le bus qui s'arrête à X..., et bien sûr on le réconforte. Mais l'homme du bord du fleuve, ses imprécations, sa langue inventée, ne se préoccupe pas d'autobus ni de personne. Je lui connais un seul ami, un sans-abri, ils ont leurs rendez-vous sur un banc du square avant les Halles, l'autre le traite un peu comme un gosse, le rudoie, il se laisse faire, mais peut-être ne s'aperçoit-il pas autrement de la présence de l'autre. Je ne sais pourquoi il a toujours été pour moi associé à ce projet de livre (un texte sur lui l'avait dès le premier jour ouvert, et puis ce n'était pas ce que je voulais, je l'ai retiré). Pour cette fixité le long d'un itinéraire que l'eau et la ville organisent, pour cette absence à tout le reste. Pour cette capacité à parler une langue de lui seul inventée, et obstinément dite sur ce pont où nulle voiture jamais ne s'arrête. Ou pour me faire signe depuis l'image même de ce qu'est devenue ici ma vie, ainsi assemblée à la sienne ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 juin 2006
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