le livre s’est noyé
d'un livre à renouvellement permanent, et le reste immergé

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ou un autreTumulte au hasard  : exercices simples sur soi-même

Le rêve du livre devenait plus précis, en partie plus neuf aussi. L'idée de grands livres perdus, l'idée d'œuvres inachevées (le dernier livre de Dickens par exemple) dont le contenu vous serait à jamais retiré, les livres disparus dans les bibliothèques enfouies ou détruites, c'est comme un horizon négatif du livre : chaque grand livre que vous lisez est la somme de tant d'arbitraires, de traverses, de hasard, et témoigne d'une telle fragilité, qu'on en appelle à ce fantôme de livres disparus pour s'apprivoiser l'ombre qui entoure celui que vous lisez. Un livre naît de quoi ? Cette fragilité, cette ombre, sont le lot commun : et c'est la puissance radicale du livre, de surgir de cette part la plus commune, et la même langue qu'on parle tous les jours. Alors on continue le rêve infini des livres pas lus, des livres qui seraient comme une révélation ultime, des livres qui vous expliquent l'univers, le temps ou l'être : on rêve de livres immensément épais où se perdre, et qui vous accompagneraient autant, ou de livres comme un couteau, de ces textes si brefs mais qui accrochent au-dedans de vous toute l'énigme, et chacun reconnaîtra les siens. Il y a eu des auteurs pour jouer de cela comme instrument, et sans doute Jorge Luis Borges plus qu'un autre : les rayons de sa bibliothèque indénombrable mais finie, le Don Quichotte refait par Pierre Ménard, le livre des préfaces avec la préface aux préfaces, avant les ultimes textes sur la nuit, ou le recommencement perpétuel des Mille et Une Nuits. On ne rend pas l'égal de ceux-là parce qu'on décide à son tour d'écrire. Sans doute qu'écrire vous déplace et vous ramène à eux de plus près, une fois de plus vous voilà devant le livre perdu. Ce qui fascine dans les univers réels : j'ai eu une période où j'ai lu passionnément les livres d'[Edouard-Alfred Martel->http://members.aol.com/bkliebhan/spelhist/mar-fra.htm], qui avait exploré ou découverts les principaux gouffre, salle à salle (dont Padirac, Bramabiau, l'aven Armand), quand l'idée même du gouffre ne préexistait pas à ce qu'ils découvraient et s'agrandissait, s'approfondissait sans cesse, suivant des rivières, installant des cordes dans des puits. Et quiconque aime lire a subi avec bonheur la dictature des récits de voyage : le monde est à votre portée, mais ce sont les livres qui vous le déploient le mieux. {Vingt mille lieues} sous les mers ne supposait pas de voyage préalable : il suffit d'ouvrir le hublot sous-marin, et se laisser emporter dans la machine dont seul Nemo connaît l'itinéraire, et pas celui qui vous raconte l'histoire. Cette année j'ai annulé plusieurs voyages : pour quelle raison sinon le livre qui s'écrit ici, mais cette raison était implacable, incontournable. Ce livre je l'ai noyé. Je le bâtissais sur mon écran, ajoutant une page à une page, mais l'ensemble se déclinait avec un index, une table des chapitres. Il y a une porte d'entrée, ce texte par exemple. Qu'on change le numéro qui s'affiche dans la barre d'adresse, qu'on entre un mot dans le champ de recherche, et on trouvera immédiatement un des textes disparus, inaccessibles donc pas complètement. Mais plus aucun texte pour donner une idée globale du chemin, de l'ensemble. C'est un continent noyé. Un continent qu'on ne peut explorer qu'à tâtons, sans pesanteur, et moi j'y trouve l'élan de continuer. J'ai mis dans ce livre des voyages, des portraits d'amis, dont les musiciens qui ont un statut ambivalent : ils sont importants, les musiciens, ils dessinent des chemins. J'ai recopié, ailleurs dans ce site, des phrases de Lautréamont ou Michaux. Hier soir j'ai lu ces lignes de Michaux, elles seront les prochaines à figurer dans ce contrepoint, qui me relie aux autres livres, aux livres que je lis :
Parfois, le murmure se répand que nous sommes visités par des ombres transparentes.
Qui sait ? Qui sait ?
Comment retrouver leurs traces quand on a peine à se retrouver soi-même ?}
Et toute la nuit j'ai été hanté par ces phrases. L'île, tout en haut, la partie émergée, est sans cesse mouvante, ou provisoire. Un texte qu'on ajoute en chasse un autre dans l'univers noyé. Au bout de six semaines, et même moins si je me tenais strictement à un nouvel article tous les jours, l'île s'est renouvelée entièrement. Ainsi un livre serait toujours lisible et accessible, offert, on peut le commenter, il y a avec chaque nouveau texte des photographies, parfois des liens, mais ce livre offert n'est jamais le même, et s'accroît à mesure le continent noyé. Là où se déploie un autre temps, une obscurité différente, une pesanteur autre : c'est le miracle de la lecture telle que ceux de ma génération l'ont connue toujours, la lecture qu'on a, de nuit, des grands livres. J'ai noyé ce continent des textes écrits depuis un an pour qu'un livre devienne possible, et me donne l'élan de le construire. Il n'y a pas de livre qu'à fabriquer du temps : le livre perdu et inaccessible fait qu'autour du texte ici proposé le temps reste offert. Je suis seul propriétaire d'un livre noyé, un continent immergé. Le prolongement qui s'en fait ici y trouve sa force : dialoguer avec les plus vieux livres, est-ce que c'est donné à quiconque s'y risque ? Je n'ose pas y prétendre, je fais en sorte de tenir immobile ici, où ce sont ces livres-là qu'on regarde, surnageant du continent des livres perdus, des impossibles livres. Tiens, c'est la même chose que pour Claude Simon qui, post mortem, nous offre une compilation luxe de ses livres : il en choisit huit, et renvoie les autres à l'ombre des livres morts, parce qu'ils n'auront pas le cuir et le papier fin du Pléiade, moi je choisis d'en rester aux livres abandonnés, dont le savoir et les images ne serviront plus à personne. Julien Gracq, en lisant hier le journal, attentivement à son habitude, a dû maîtriser la tentation, même seul, d'un imperceptible sourire : lui il a obtenu deux Pléiade, œuvres complètes, et le bras de fer n'a pas dû être facile. Mais ces deux tomes, comme les deux tomes de Borges, nous forcent à un rêve qui se fait circulaire, infini. Muscadet sec pour nous deux, Julien Gracq, ce midi. La musique aussi est morte de ses « compils ».

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 18 février 2006
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