Non pas seulement dans cette ville, et non pas seulement d'aujourd'hui. Les deux phénomènes s'étaient confondus. Au début, qui y aurait prêté attention ? Des chanteurs choisissaient pour nom de guerre leur prénom, ça vous avait un côté proche et familier : dites-moi votre prénom, je vous dirai l'âge que vous avez, en gros où vous habitez et d'où vous sortez. Alors on s'y reconnaissait si facilement. On voyait ça en gros sur une affiche : quelqu'un qui n'affiche que son prénom, c'est comme si vous le connaissiez d'avance. Cela signifie pour quiconque que le type est suffisamment connu pour ne même pas avoir à s'en expliquer. Et puis quand le courrier postal avait cessé, en moins de deux ans, qu'on avait même suspendu la Poste de son obligation de service : les boîtes aux lettres n'apportaient que des publicités et des factures, des formulaires à remplir. Même les impôts, et puis les invitations, les photographies, tout ce qu'on supposait ressortir encore à l'intime (mot qui avait soudain vieilli) passait par d'autres biais de communication. Alors on avait de ces pseudonymes, le prénom et un chiffre, chez hotmail.com ou autre. Des Louis 361, des Valérie 412 et ainsi de suite. Cela aussi, une fraîcheur, un côté américain : on se serre la main, on s'appelle par son prénom et on se tutoie. Et maintenant bien sûr comment ferait-on machine arrière ? En place d'horoscope, on triait selon les prénoms. Et tout au long de l'année, chacun avait son jour et sa fête. Quand on pense à combien il avait été difficile, quelles guerres même avaient été nécessaires, pour liquider progressivement l'idée de religion (le monde n'y aurait pas survécu), et voilà que les rassemblements de Louis ou de Valérie consacraient à leurs fêtes tel bâtiment, tel cortège. De nouvelles inquiétudes, sans doute, sont légitimes.