littérature par Madeleine Deloule
qu'on peut connaître un livre sans le lire

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ou un autreTumulte au hasard  : contamination probable de la ville

« On n'a pas besoin de lire les livres pour les connaître », dit soudain Madeleine Deloule. Elle ajoute : « J'ai passé vingt-trois ans à travailler en bibliothèque, je manipulais des livres tous les jours, certains j'avais l'impression de bien les connaître sans les avoir lus. » Evidemment, si je n'avais pas connu de longue date Madeleine, avec entier respect, je me serais plutôt laissé allé à de l'ironie. Ah oui, toucher les livres ça remplace de les lire ? Il suffirait de mettre à l'entrée des universités un genre de couloir avec les livres comme dans les piscines il y a le pédiluve, on demanderait aux étudiants de toucher tous les jours un de nos livres et voilà, enfin on pourrait considérer qu'ils lisent ? Et même chose dans les salles de profs, et même chose un jour pourquoi pas à l'entrée des ministères, des usines, des assemblées territoriales (pour les assemblées régionales et départementales, on commencerait avec du vraiment pas difficile, que ce soit très progressif). Mais je n'ai jamais été fort sur l'ironie. Autrefois oui, plein de gens ne m'aimaient pas beaucoup, j'avais l'ironie facile : mais c'est avant le premier livre, c'est quand mal dans sa peau sans la compensation de la trappe noire ouverte. Après j'avais eu les années silence, à Marseille en particulier beaucoup de silence, se taire des jours entiers, et depuis je crois que je suis à peu près guéri. Ou ça me prend comme ça, par bouffées brèves, qui veulent surtout dire qu'il faut que je me lève et que je m'en aille. D'ailleurs souvent c'est ce que je fais, plutôt que m'énerver, je l'ai fait lors d'émissions de radio même en direct, lors de tables rondes, de salons du livres, plein de fois je l'ai fait : je me l'autorise, plutôt que dire des bêtises je me lève et je pars. J'aurais pu donc répondre une grosse bêtise lourde de méchante ironie, mais pas à Madeleine Deloule que je connais de si longue date et dont je respecte évidemment le parcours, et sais bien ce qu'on gagne à l'écouter. J'avais dû faire une tête bizarre. Evidemment, qu'elle avait raison. Moi aussi, chez moi, combien de fois, aller chercher le Nerval ou le Paul Celan, poser cela sur le bureau, à peine l'ouvrir ou juste pour retrouver une page ou dix lignes, et puis le livre reste là des jours et c'est aussi cela, lire, que ce compagnonnage. Tellement de fois l'impression que le classement même de ma bibliothèque fonctionne de façon newtonienne, en raison du carré inverse de la distance : la distance matérielle à laquelle tel livre est rangé ou accessible depuis ma table de travail. Mais Marie-Pierre Dégéa, qui est bibliothécaire aussi, répondait déjà, elle disait : « Quand je vais ranger les livres et que je suis à B, je sors {L'arrêt de mort} de Blanchot, je relis les premières pages, et ça bascule, combien de fois j'ai fait ça. » Et elle précise deux ou trois autres livres qui pour elle sont les mêmes intercesseurs, pour d'autres places de l'alphabet. La tâche très mécanique et humble à quoi sont contraints les bibliothécaires (on pose le livre qu'on a lu dans un chariot, c'est eux ou elles qui les remettent en place), devenue donc un mode de consultation où l'emplacement matériel du livre atteste comme d'une existence physique, spatialisée de la langue. Est-ce qu'on saura faire encore cela lorsque tous nos livres auront été avalés par notre écran, notre disque dur ? Oui, probablement : je lis le mot {ciel}, le mot {nuit} et je sais le convoquer dans la bibliothèque virtuelle que contient ma machine. En fait, dans ce débat, on parlait de bien autre chose. Mais après que Madeleine Deloule avait dit ça, une bulle de temps s'était ouverte, on était ensemble, la trentaine de personnes rassemblées ce matin-là, comme à chacun entrer dans cette évidence, une pratique que d'ordinaire on tait. Une dame dans l'assistance a dit, depuis ce silence : « Quand j'entends parler d'un livre, je l'achète, je reviens chez moi et c'est comme des petits os que j'enterre. » Au début, on parlait d'un livre de Christa Wolf qui venait de paraître : {Une journée d'été}, la même journée d'été mais sur quarante ans. Et Madeleine Deloule s'excusait d'en parler, d'en signaler l'importance sans l'avoir lu encore, tout en se l'étant procuré. Et j'étais bien forcé de reconnaître que moi aussi le livre de Christa Wolf était dans mon bureau, sur la pile de gauche (sans aucun mérite, puisque son traducteur Alain Lance me l'avait offert), que je savais l'importance de ce livre, et que pourtant je ne l'avais pas encore lu comme on doit lire, en commençant du début et oubliant le monde jusqu'à la fin. J'ai donc répondu à Madeleine Deloule une phrase comme quoi ce n'était pas forcément des choses bonnes à dire, du moins en public, et lorsque justement on s'est mis ensemble pour promouvoir l'idée de lire. Elle a insisté : « J'ai des livres sur ma table de chevet, je ne les ai pas lus, on ne me les enlèverait pour rien au monde. » Et comme je fais la grimace, elle me prend à partie : « Tu ne vas pas me dire que tu n'as pas chez toi des livres que tu n'as pas lus ? » On a fini là-dessus : et si chacun en faisait la liste, sa liste personnelle, des livres qu'on ne vous enlèverait pas de cette immédiate proximité, des livres qu'on a achetés et pourtant pas lus, pour l'instant ou pour toujours ? Et non pas une liste rêvée ou imaginée, mais un relevé très concret : juste en vous retournant, et en notant, sur les étagères...

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 mars 2006
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