de ce fameux moratoire
retour sur le moratoire appliqué à l'impression des nouveautés

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ou un autreTumulte au hasard  : ruse

Version 2, après lecture au Pôle métiers du livre St Cloud le 13 mai.
Cela s'était fait bien plus facilement qu'on l'aurait cru. Les éditeurs avaient demandé des compensations, de fortes compensations, mais l'État y était prêt. C'était une expérience qui de toute façon enclenchait d'autres économies. Les écrivains avaient renâclé : l'expérience, oui, mais pour les autres. Pourtant, tout le monde s'y était mis, de bon cœur ou résigné. Les libraires surtout étaient soulagés : leurs magasins pour deux ans redevenus de vraies cavernes aux livres plaisir, aux vieux fond des livres d'art, des histoires fantastiques exhumées. C'est que la curiosité des gens était au rendez-vous : dans cette politesse qu'on leur faisait de ne plus les assommer de nos livres, ils se déplaçaient, reprenaient appétit. Vous annonciez parler de Montaigne ou de Jorge Luis Borges dans une librairie, une bibliothèque, un théâtre, des dizaines de gens étaient là pour vous entendre, et réclamaient qu'en outre vous leur donniez à la fin un peu de votre écriture personnelle, celle qui pendant le moratoire ne serait pas publiée ni reprise. Le problème de toute façon était grave : qui s'intéressait à ces romans au schéma sempiternel, personnage lieu décor et petite action comme si rien, jamais, n'avait changé, comme si l'âpreté même de la novation littéraire ne balayait pas tout cela avant naître. Moi je n'en lisais plus de longtemps, des romans, à part reprendre et reprendre ceux déjà lus autrefois. Quelque chose se serait arrêté avec Malcolm Lowry, je théorisais, et ceux qui viennent ensuite avec de bons biceps ou assez d'agressivité, côté Julien Gracq ou Claude Simon, ou celles qui nous enseignent à décrypter la représentation même (je pensais à Marguerite Duras ou Nathalie Sarraute), il ne s'agit pas de roman, plutôt de leur mouvement pour le tenir à distance, voire le réfuter. Cela n'avait pas empêché l'industrie, ses prix, ses auteurs vendus selon la photographie de service, de continuer en s'alourdissant toujours, jusqu'au moratoire. Alors on les redécouvrait, depuis deux ans, on les rééditait, on en faisait une affaire personnelle : le français bancal de Strindberg, cette rocaille, ou comme vous pouviez enfin raconter tout ce que vous deviez à tel écrivain sinon considéré comme mineur, de Loti à Simenon. Moi, je le défendais, le moratoire. Bien sûr, il ne s'agissait pas d'empêcher quiconque d'écrire. D'ailleurs, le moratoire, qu'il était question désormais de prolonger, aurait forcément une fin. Les meilleurs s'en sortiraient par le haut, on évoquait déjà les tractations entre auteurs et éditeurs pour reparaître dans les premiers : le moratoire, certes, n'avait pas tout guéri. Michel Tournier, rejoint par quelques autres, avait fait un article en ce sens dans les journaux, ça leur manquait, les pauvres. Sans compter qu'un des principaux éditeurs français n'avait pas voulu respecter la règle commune. Les librairies avaient refusé ses nouveautés, mais on les trouvait dans les grandes surfaces, ou en vente directe. Finalement, la bouffée d'air neuf était telle que ces exceptions passaient inaperçues, et leurs auteurs (pas forcément dans les plus vieux, ou ceux qu'on aurait pensé les plus intoxiqués à la parution régulière) on s'en détournait définitivement. De même façon les traductions, puisque de toute la durée du moratoire ne seraient traduits que les livres d'auteurs disparus, et nous revisitions avec plus que plaisir Dickens, Büchner ou Hoffmann. Mais les nouveaux moyens de circulation des textes avaient enfin trouvé leur usage : à quoi bon les livres, les vendre, les transporter, déballer, puis processus contraire, maintenant que chacun avait un ordinateur suffisamment confortable pour lire cela chez soi. Le papier numérique progressait vite, aussi, même s'il ne remplaçait pas les vieux tomes que vous décrochiez de vos étagères. Les auteurs, puisqu'il n'était plus question, tout le temps du moratoire, d'imprimer de nouveaux livres, publiaient sur Internet et le monde virtuel aussi en avait bénéficié : plus de ces blogs bavards, engoncés dans l'intime et l'auto-complaisance, ou prisonnier de syntaxes même pas certificat d'études, on avait plaisir à suivre dans leurs expérimentations ceux qui d'ordinaire publiaient dans le commerce, et du plaisir aussi à les retrouver lorsqu'ils paraissaient dans votre ville, comme hier soir à Tours j'écoutais Jean Échenoz parler de Raymond Roussel, sans notes, sauf les fragments qu'il en lisait. Poursuivrons-nous ce moratoire ? Quel danger court la littérature à se priver du commerce des nouveautés ? On avait rétabli une image à la semblance de nos bibliothèques : beaucoup de fond, des expérimentations, et quelques nouveautés oui, mais pas de roman. Personne n'en voulait plus, de ce mime fade du réel avec personnages de papier, mangés aux mites de leurs propres tics. Puisque tout le monde y trouve son compte, à quoi bon revenir en arrière ? {{{ }}}

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 mai 2006
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