particules massives faiblement radioactives
je n'ai pas encore parlé du labo de Quintard

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ou un autreTumulte au hasard  : techniques d’écriture

C'est comme un rêve. On suit dans un véhicule de service le tunnel creusé sous la montage. Le trafic de camions et voitures n'y cesse pas, mais lorsqu'on s'arrête devant l'abri anti-incendie on les oublie tout de suite. Au fond il y a une porte de métal, à peine visible dans l'absence ici de toute couleur. On ouvre avec un code. Derrière c'est un couloir, on marche sous mille sept cent mètres de montagne, le couloir descend en pente légère. Il n'y a plus aucun bruit. De quoi est-on traversé ? Dans l'éclatement du monde c'est un vacarme. Et la bibliothèque aussi y contribue. Nous sommes transparents à tant de voix, tant d'images. Nous en avons la charge. On se déperd par chaque histoire dite d'un pan de soi-même qui est comme un être complet : celui de cette perception du monde, celui de cette histoire-là. Quintard, qui m'emmenait dans le tunnel, avait cette théorie : « Mourir certainement, mais mourir seul. Chacun de ceux-là, que tu as pu être à chaque instant, s'en être débarrassé. Avoir réglé ses comptes avec lui. » L'inverse exactement de ces plate-formes pétrolières par quoi, comme tant de ceux de notre génération, au sortir de l'école, nous avions commencé notre découverte du monde. « Et pas si différent pourtant », dit Quintard. Je ne resterais pas avec lui si longtemps, mais lui était là pour trois jours. La grande pièce carrée comportait des aménagements sommaires, des couchettes superposées, un coin cuisine, et la lourde porte métallique à hublot qui donnait sur le prochain escalier, et en bas sous nos pieds les appareils. Il n'avait pas voulu me montrer tout de suite. Quand on était étudiants, Quintard avait deux passions : la philosophie, la spéléologie. Je lui suis bien redevable pour la première. Mais j'aimais les récits que lui, l'Aveyronnais avec son grand corps sec, faisait de la seconde. Il me dit que c'est ce qu'il aimait, ici, ces heures qu'il fallait pour s'habituer, perdre le bruit. Une ligne téléphonique nous reliait à la surface, aux gardiens du tunnel, aux services de sécurité ou à ses autorités scientifiques : il ne s'en servait pas. Au bout des trois jours, à heure convenue, on viendrait le reprendre, c'est tout. Les appareils fonctionneraient seuls pendant le reste de la semaine. Il disait qu'il ne se présentait pas devant les appareils sans cette désaccoutumance au monde, ici, dans la grande pièce sans distraction. Quelques écrans qui répétaient ce que mesuraient en bas les appareils. Quelques livres : mais il disait les ouvrir rarement. Que cette désaccoutumance au bruit incluait pour lui cette masse de phrases là-haut rassemblées, dont les livres, même les plus hauts, étaient le dépôt. Selon les calculs les plus récents, la matière ordinaire ne constituerait qu'un petit pourcentage de la masse de l'univers, et la matière visible encore seulement une petite fraction de la première. On avait parlé longtemps de matière noire, on la chiffrait désormais, restait encore une large fraction inobservée de cette masse. Ici, on prétendait en détecter les particules. On a descendu un nouvel escalier de béton, franchi une nouvelle porte. Le lieu était vraiment banal, un grand parallélépipède de béton brut, peu éclairé. Les machines ronronnaient faiblement. « Des frigos, me dit Quintard, rien que des gros frigos. » Un peu plus compliqués quand même, puisqu'il s'agissait d'obtenir sur les empilements de mesure une température proche du zéro absolu, et tout cela évidemment sous vide. L'entretien en était limité. Des niveaux d'huile à compléter dans les pompes à diffusion. Et puis les appareils eux-mêmes : des pastilles de quelques centimètres carré, mais de germanium pur. A cette température proche du zéro, dans cette paix environnante, à une telle profondeur sous terre, la traversée d'une particule se signalerait par une élévation de température mesurable. « On est traversés, on le sait, même là : chaque centimètre carré de ton corps, pas seulement de ta peau, mais toute ta transparence, tout ton vide, cent ou mille particules de matière par seconde. Et nos pastilles pareil. Reste qu'au bout d'un temps non déterminé, une des particules pourrait heurter un atome, et nous prouver sa trace. C'est tout. On attend. Et ce qu'on veut mesurer ne signerait pourtant que le déjà là, le déjà de toujours. » Il me donnait des détails : « On a commencé avec trois pastilles de trois cent vingt grammes, et la possibilité de détecter une élévation d'un millionnième de degré. Maintenant on en a trente. A terme, on voudrait cent vingt détecteurs, quarante kilos de matière. Et qu'on prouve l'existence d'une particule, on réorganise la naissance des galaxies. » Il continuait, avec cette façon qu'il avait déjà lorsqu'on étaiit étudiants ensemble de vous hacher une bribe de parole et vous laisser tout un silence avant la suivante, et qu'il vous revenait à vous seuls de compléter : « Des particules qui sont nées du big-bang, circulent depuis lors et à cet instant même, traversant chaque endroit du temps, en tout point de l'espace. » On parlait des rayonnements résiduels. La radioactivité terrestre. Les neutrons qui circulent. « Nous sommes bruit, bruit permanent », disait Quintard. « Les rayons cosmiques, à cette profondeur, un million de fois moins nombreux : mais il reste des corpuscules. Puis les radiations des roches alentour ou même nos corps : pourquoi on s'éloigne ? Un humain génère huit mille désintégrations radioactives par seconde. » Il me montrait comment autour des pastilles ils avaient voulu supprimer le plus possible de toute interférence. Nouvelle enveloppe de béton, des feuilles de plastique, puis des enrobages de plomb. « Pas n'importe quel plomb. » Même le plomb, cette matière molle et lourde, si ductile, inclut des isotopes. Un bateau romain, en convoyage vers la Grande-Bretagne, avait coulé au quatrième siècle. Il en portait vingt-deux tonnes. Ce chargement était resté mille six cents ans sous la Manche : « le temps de redevenir inactif ». J'ai compris à ce moment-là. En m'invitant à l'accompagner dans son laboratoire souterrain, sous le tunnel, dans le silence ici de tout, Quintard ne tenait pas tant à m'exhiber sa passoire à particules. Mais plutôt ce plomb des Romains. Ce qu'ils avaient extrait, purifié et conditionné, les bonshommes d'il y a mille cinq cents ans, resté tout ce temps au fond de la mer et puis qu'on leur avait confié, ici, pour isoler leurs pastilles à piéger la matière partout présente et constamment insaisissable : ce dont nous sommes traversés. « Et cela aussi, on pourrait en faire l'idée d'un livre », j'avais dit à Quintard. ----
photos en salut à [Patrick R->http://www.berlol.net/dotclear/index.php/], merci pour les cours particuliers!

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 avril 2006
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