d’une poulie changée
quasi journal

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ou un autreTumulte au hasard  : l’intérieur de ma tête

C'était un drôle de moment : de toute la journée je n'avais pas bougé de la pièce où je travaille. Je ne parle pas ici de ce que recouvre pour quelqu'un comme moi le mot travail : oui, il y a la liste des choses à faire, des commandes, des séances à préparer. Mais c'est tellement rare, comme ça, une journée ouverte, que la liste on ne l'écorne pas. Il sera temps plus tard. Alors j'étais resté là dans la pièce, comme j'y suis encore ce matin, les livres autour de moi, ou bien rien : et pourquoi pas rien ? On a parfois des drôles de rêve, les rêves demandent beaucoup d'attente et de silence pour venir. En fait hier je suis sorti trois fois : la première fois à huit heures du matin pour conduire la voiture, au pas et dans un bruit de casserole traînée, jusque chez le garagiste du bout de la rue. La panne était survenue l'avant-veille, brusquement et, heureusement, pas si loin qu'il n'avait été possible de rentrer. Donc deux jours sans voiture, cela dispensait déjà de nombre des corvées habituelles, un bon prétexte pour l'immobilité. Vers le milieu d'après-midi j'étais reparti à pied chez le garagiste : il approche de la retraite, il n'a qu'un ouvrier pour travailler avec lui et l'ouvrier est cette semaine en vacances. Il a bien voulu toutefois prendre en charge mon véhicule, je l'ai trouvé levé par l'avant, roue démontée, et derrière la roue la poulie motrice, en bout d'arbre moteur et qui entraîne à son tour l'alternateur, la pompe haute pression, la circulation d'eau. C'est cette poulie qui s'était déglinguée, depuis quelques semaines j'avais bien remarqué ce bruit de cognement, j'aurais pu y prendre garde. Je suis revenu enfin, sur ses instructions, le soir un peu avant huit heures, il terminait sa journée (de douze heures, à l'ancienne mode : et moi, cela s'appelait travail, les mêmes douze heures confiné dans les livres ?), la poulie était remontée, il m'a signalé que la butée d'embrayage avait à son tour un bruit qui signalait la fatigue (la voiture est vieille), j'ai payé et on parlé un moment. Il lui reste deux ans et demi, il dit que le métier ne l'intéresse plus guère : il y a aux murs des photos de lui en rallye, avec ces petites voitures gonflées, renforcées d'arceaux, allégées du dedans, du temps qu'on bricolait les soupapes et culasses. Les voitures d'aujourd'hui ne tombent en panne que lorsqu'elles sont vieilles, et il ne s'agit que remplacer un élément pour un autre. On a parlé aussi de son chien : un genre de grand caniche, qui a dix-huit ans et qui est aveugle. Les yeux du chien sont gris métallique, deux miroirs, quand il vient gentiment vous flairer le pantalon. C'est rare un chien aveugle. Je ne rentre jamais indifféremment dans un garage, j'y retrouve quoi que j'y fasse et où que je sois des objets, odeurs et sensations d'enfance : même la durée du temps, le remontage, les crics, les mains à laver du cambouis noir, c'est quinze ans d'apprentissage du monde qui me réentourent comme une bulle. On a parlé de ça aussi. Le garagiste par exemple s'étonnait que je ne connaissais pas un autre de ses clients, lequel a publié une histoire de notre ville au début du siècle, je lui ai promis de m'en enquérir. Donc c'était vers la fin d'après-midi, quand j'étais venu aux renseignements, et que le garagiste m'avait demandé de repasser à huit heures. J'avais mon téléphone dans ma poche, il n'avait pas sonné de la journée : à force d'être dissuasif ou de ne pas tenir compte des messages, il sonne de moins en moins. J'ai reconnu la voix. Comme j'étais au bord de la route au long du fleuve, là où est le garage, et que dans la fin d'après-midi la circulation est incessante, j'entendais les camions et les voitures (elles n'étaient pas en panne, celles-ci), et rien de mon interlocuteur, qui, pour sa part, ne devait percevoir que ces ronflements de camions. J'ai traversé, puis pris l'escalier qui descend au fleuve. La semaine dernière en crue, et reprenant lentement son niveau. Des bateaux noyés, beaucoup d'oiseaux. Des canards, la bêtise criaillante de ces canards. A six mètres au-dessus, par contre, la route on ne l'entendait plus. La voix me parlait de cela : de ce que j'écris ici. -- Il y a, me disait la voix, ce type dans une pièce remplie de livres, qui attend et parfois écrit. Il dit : -- On nous fait traverser des lieux vides, on se trouve brusquement au contact d'un lieu très précis du monde, et puis on revient à ce type qui s'enferme. Je disais oui de temps en temps, pour manifester que j'étais là, et aussi parce que je n'avais rien à contester. J'ai dit : -- J'ai passé cette année à annuler des déplacements, refuser des voyages. J'ai même précisé que cette semaine, aujourd'hui exactement, j'aurais dû m'envoler pour le Québec, que longtemps je m'en étais intérieurement promis, d'être en ce printemps là-bas sur l'estuaire et regarder l'eau, peut-être d'ailleurs rien de plus et j'ai ri, j'ai même dit au téléphone, j'ai dit quelque chose comme : -- Grâce à vous, voilà, je suis au bord du fleuve et je regarde l'eau, c'est la même chose exactement, à l'avion près, au Saint-Laurent près, et pourquoi toute cette année, dans cette écriture où j'avais cru être maître, je m'étais de plus en plus refermé, replié, que les heures désormais consistaient à des journées dans la pièce aux livres, allongé et parfois les yeux au plafond des heures et pas envie, se dire : pourquoi pas envie, une fatigue comme la voiture, des trucs à changer dans soi comme aujourd'hui le garagiste m'a changé cette poulie, la liste des choses qu'on ne fait pas, des projets ou lettres ou dossiers mis en urgent, le courrier de la semaine dernière pas encore ouvert, et même les courriers électroniques pour lesquels on a ouvert une case « à répondre » comme si ça suffisait. -- On attend le type qui est dans cette pièce et vous conduit dans d'autres pièces vides, me disait la voix au téléphone, je lisais ça comme un roman : on veut savoir la suite c'est {incroyable}... Il a dit ce mot, incroyable, et moi je crois que j'ai juste bafouillé, que je ne me rendais pas compte, que j'étais là aveugle (je pensais au chien du garagiste, quand il flaire : je connais bien le chien du garagiste), d'ailleurs pour moi aussi, tout cela, {incroyable}, ne pas chercher à croire, à rien du tout, juste attendre. Est-ce que ce n'est pas suffisant, d'être là dans la pièce avec des livres, et puis même rien, laisser se faire le vide ou l'attente ? D'ailleurs lui, qui me téléphonait, a déjà traversé au moins par trois fois ces textes : est-ce qu'alors il n'appartient pas à la fiction, même lorsqu'il me téléphone en direct ? Hier soir, au courrier électronique, reçu deux mails, un enseignant à l'université d'Edinburgh me demande des renseignements sur mon livre {L'Enterrement}. Mais ce sont des renseignements impossibles : il confond récit et réalité, me donne même copie d'un échange de courrier qu'il a eu avec le musée Sainte-Croix des Sables d'Olonne à propos d'un tableau supposé de Gaston Chaissac, alors que Chaissac passe dans mon livre en tant que personnage, et que bien sûr ce tableau c'est le livre qui le voulait, pas la réalité, d'ailleurs Chaissac était copain du curé de Damvix (mais à la mort du curé, m'a toujours raconté ma grand-mère, on s'était joyeusement débarrassé de la dizaine de toiles que Chaissac lui avait laissées), et que le récit de mon livre est censé se passer à Champ Saint-Père, village où à l'époque je n'avais jamais mis les pieds, que j'ai trouvé plus tard affreusement banal, mais dont l'onomastique convenait bien à mon projet. Heureusement, le musée, et même le curé de Champ Saint-Père ça les amuse, on leur a déjà posé la question alors ils ne répondent jamais franchement non, ils préfèrent laisser croire : puisque aussi bien le livre ne fait que prolonger ce qui est leur quotidien. Puis un autre mail, mais désagréable, à propos d'une photo d'un atelier d'écriture mené il y a huit ans, ce sont des archives qui restaient au fond de mes pages comme d'ailleurs une histoire double, celle de nos techniques pour mettre en page textes et images, avec quels outils. La nuit était tombée, la voiture à nouveau garée là, dans la rue devant, j'ai gommé un bon tiers de ces archives que j'avais laissées se constituer en ligne : à quoi bon ? Quelle réalité on crée, qu'on vous assigne à distance comme étant forcément vôtre ? La scène de mon récit {L'Enterrement} est évidemment fictive, elle mêle des souvenirs d'enfance, des souvenirs familiaux aussi, puis le suicide d'un type que j'ai peu connu et fut enterré dans la Beauce, au suicide d'un ami proche mais je n'avais pu me rendre à ses obsèques, et tout cela dans le mouchoir de poche où forcément je place n'importe quoi que j'écrive, le paysage de bord de mer qui entourait directement le garage familial, comme aujourd'hui tout s'organise autour de cette pièce avec mes livres, où je suis pourtant capable de passer des heures sans en ouvrir un, de livre. J'ai fini tard : on fabrique quoi, de soi-même, quand on se dit plusieurs années que pas la peine de tenir à jour une liste des articles publiés, des ateliers d'écriture menés, si le site en construit peu à peu l'image comme là, au-dessus de moi, j'ai les œuvres complètes des auteurs qui m'importent, et qu'on raye soi-même, pour un peu d'air, ces traces inutiles. Une auteur de ma génération, on a d'ailleurs partagé des commandes, des lectures, vient de remettre à l'IMEC [[Bizarre, d'ailleurs, il y a deux semaines c'était annoncé fièrement dans leurs [nouveaux fonds->http://www.imec-archives.com/fonds/], et maintenant son nom à Christine A. n'y figure plus : ça reste pourtant annoncé dans [leur lettre->www.imec-archives.com/get.php?id=6] avec Bonnefoy et Gabily, donc je n'ai pas rêvé, et elle est plus jeune que moi, Christine A., déjà l'âge de se transformer en musée?]] ses archives, précisant : cassettes audios d'émission de radio et lectures publiques, correspondance professionnelle et privée. Je trouve ça petit (ça ne va pas lui plaire, tant pis). Tout cela, on l'efface, on doit. Moi aussi j'avais de ces cassettes audio : on vous les remettait à la fin de chaque émission radio. Je les mettais dans une boîte à chaussure, les gosses s'en servaient pour recopier leurs trucs à eux. Désormais c'est fini, d'ailleurs, tout cela passe par les ordinateurs, les fichiers, son y compris. Je n'ai rien à remettre à l'IMEC, et surtout pas de lettres, ni de cahiers, rien. Quelque part, les fichiers effacés hier soir du site, c'est comme la poulie changée : ça roule mieux, ensuite. L'e-mail qui me demandait la suppression de cette photo aurait été moins désagréable, j'aurais mieux dormi ensuite (j'ai répondu le plus formellement possible, j'ai dit que j'aurais préféré un ton plus cordial mais que cette réponse n'en appelant pas une suivante cela n'avait pas d'importance). Il y a toujours la liste des choses à faire, et l'appel, comme hier après-midi ce coup de téléphone qui me mettait moi-même devant l'image dédoublée de ce type qui s'enferme et produit ces images de lieux vides, parfois de confrontations au monde, mais de celles qu'on invente, celles qui exigent la pièce vide et l'attente, me précisant même que tout cela, les textes, tiendrait en cinq cent quarante pages. Et ce texte-ci, je le rajoute, où je le laisse ici pour d'autres miroirs?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 avril 2006
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