tentation de l’immense absolu
puisqu'on m'en a fait la réflexion


Elle venait de me dire : « Avant de te dissoudre dans l'immense absolu. » Je n'osais pas trop lui demander exactement à quoi elle faisait référence. De toute façon, ce qu'elle avait évoqué en amont, et qui me concernait, était suffisamment clair pour que je comprenne. Mais cette idée d'un « immense absolu » n'était pas si déplaisante au fond. D'ailleurs, avec ma façon de fonctionner par listes, je les recensais mentalement aussitôt, les absolus. Je lui aurais bien répondu que n'importe quel absolu, à condition d'être véritablement absolu, devenait immense par cela même. On s'y confondait, on était immense avec lui parce qu'enfin touchant à cet absolu, et comment alors s'en rendre compte, du risque de s'y dissoudre ? Il n'est perceptible qu'à ceux qu'on aurait alors laissés en arrière. Je ne sais pas les chemins, d'aucun de ces absolus possibles. Certainement, le plus accessible pour moi c'est la fusion-passé. J'appelle ça comme ça, mais forcément j'invente. Je dois me défendre de la {fusion-passé}. Je passe rue de Trévise en me rendant au Conservatoire de théâtre, je regarde d'en bas la fenêtre du 17, et me revient l'intérieur de la chambre, l'odeur même de la moquette usée, la disposition du coin toilette et du cagibi avec l'évier, ce matelas de mousse en angle qui n'était pas un lit, mais couvert de tissus indiens en faisait très bien la fonction, et puis déjà viennent les visages que j'ai pu y accueillir, les nuits blanches, évidemment les nuits blanches. L'absolu n'est pas dans les souvenirs que j'ai du 17 rue de Trévise ou n'importe quelle autre chambre, mais l'instinctive descente dans le passé que me provoque le fait même d'en passer sous la fenêtre, alors que sans le Conservatoire je n'aurais pas eu l'opportunité ou le souhait de venir marcher là. « Qu'est-ce que tu fais contre l'enlisement ? », m'a demandé hier une autre, et bien attentionnée aussi, j'en suis sûr. Les gens parfois sont opaques, les proches mêmes. Je porte, comme tout un chacun, une carte du monde où les masses rouges et points luminescents ne sont pas les villes, fleuves et montagnes, mais cette remémoration même : donnez-moi n'importe quel planisphère avec juste de vagues frontières blanches, et je dessine les points incandescents de la {fusion-passé}. Je ne les évite pas systématiquement. Mais le jeu est aussi de ne pas les chercher volontairement. Ils sont aussi dans les noms, les visages : qu'on les recroise, qu'ils se placent d'eux-mêmes sur votre chemin, ou qu'ils surgissent à une musique, une musique anciennement entendue. J'écoute de façon monomaniaque une seule musique, Led Zeppelin, parce qu'il suffit, comme je l'ai fait à l'instant, de me mettre sur les oreilles leur premier ou leur second album pour que surgisse l'année 1969 et les deux qui ont suivi. Ou leur disque Physical Graffiti, acheté à Rome fin 1984 (une soif alors à la construire, cette fusion-passé, après dix ans du bandeau sur les yeux, et tant de chambres sur la route, reprenant délibérément la piste où auparavant je l'avais laissée : à sa parution, en 1975, j'avais bifurqué vers le folk et ne les écoutais plus). N'empêche que cet hiver 1985, j'aurai écouté en boucle ce seul disque (j'écrivais un livre : je l'aurai écouté tout le temps d'écrire ce livre), et vingt ans plus tard exactement, n'importe quel accord ou son de ce double album me renvoie à cette chambre de Damvix où j'avais passé l'hiver seul. C'est une curieuse carte que celle de ces {fusion-passé} (mot invariable). N'importe où qu'on chemine dans le monde, on sait instantanément la distance avec chacun de ses points. Est-ce que l'absolu est ainsi toujours une marche arrière ? Ce n'est pas sans doute ce qu'elle me disait, avec sa phrase lancée, comme quoi j'allais me « dissoudre dans l'immense absolu ». Pourtant je l'ai pris comme ça. Est-ce qu'à continuer comme je le fais ces textes, un par jour ou quasi, c'est vers cela que j'avance, « se dissoudre dans l'immense absolu » ? C'est donc à cela qu'aurait mené ce livre ? Et ce n'est pas à cela que mène {tous} les livres ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 mai 2006
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