ce dont on se souviendra
pour un point final

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ou un autreTumulte au hasard  : construire soi-même son avion

Ce dont on se souviendra de cette semaine. Ceux qui se souviendront toujours de cette semaine. Ce dont je me souviendrai, moi, de cette semaine. De ce que j'ai fait pour moi : peu. Beaucoup de train, la monotonie du même train, mêmes horaires, et quasiment même place. L'habitude évacue un peu de cette monotonie en permettant d'oublier ce qui vous entoure au plus près : on déplie la machine, on plonge. Des affiches de métro font de la publicité pour les casques Sennheiser : dans le train je mets mon casque Sennheiser, et je m'isole des voix et du bruit par un bruit ou des voix plus fortes, mais je me sentirais moins con si mon casque Sennheiser n'était pas cette semaine en publicité sur tous les murs de métro. J'ai mené des ateliers d'écriture et c'est de bons moments. Chaque année en arrivant au mois de mai je me dis que c'est fini, l'an prochain j'arrête, je fais une pause pour un an. Mais là, au terme de l'hiver d'ateliers, on devient quasi comme fou, j'apporte {Aimer la grammaire} de Bergounioux à mon groupe de Normale Sup, je leur dis qu'il n'y a pas de consigne, que juste je leur parle du [livre fou->http://www.remue.net/article.php3?id_article=1378] de Bergounioux, et ensuite je leur lis des pages de {L'Art Poetic'} de Cadiot. Répété, Cadiot devient labyrinthe, surfaces réfléchissantes. Je fais tourner le livre en leur demandant chacun de lire une page et puis, juste, de se saisir avec ces principes de répétition, déconstruction, miroirs de leur langue savante, la langue du métier, de l'étude (il y a un biologiste, un musicologue, un fou de kinesthésie, et Aurélie qui bosse sur Agrippa d'Aubigné, et Éloïse qui fouille des villes romaines dans le désert), et jamais on n'a eu une séance comme ça. Ou hier au conservatoire de théâtre, je les ai pigeonnés, escroqués, fait travailler pour moi égoïstement sans leur dire pourquoi je les envoyais faire ça, ni du risque qu'ils prenaient. Je leur avais donné du Valère Novarina, moi c'est dans ce quartier que j'avais eu mes premières chambres à Paris il y a trente ans exactement. Paris ne ressemble plus à rien de ce qu'était alors ce quartier: les imprimeries de l'Humanité, l'Aurore, le Figaro, le Monde transformaient la nuit en paysage vie, les rues en paysages mots. Et rue Cadet le marché, les francs-maçons (comment peut-on être franc-maçon), les mots juifs de la rue Richer, les boutiques étranges des passages, et celle aux vieilles affiches de films que je n'aurai jamais vus. On a lu à haute voix, chacun du groupe, des pages de [Novarina->http://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=294], et je leur ai donné comme consigne de marcher dix minutes puis, là où ils seraient, d'écrire sans discontinuer leurs perceptions, mots, voix, visages, couleurs, signes, silhouettes, pendant trente minutes chrono. Ils sont forts, ceux du Conservatoire de théâtre, parce qu'où ils sont ils ne se contentent pas d'observer, ils interagissent avec les gens : ainsi Agathe, qui entre dans une pharmacie et se met à tout écrire, mais écrit aussi la réaction des gens à ce qu'elle fait : vingt noms de médicaments et puis « Vous allez les déclamer comme à votre école ? » Ce qu'ils ne savaient pas, quand ensuite on a eu ce moment où sans discontinuer, pendant soixante-dix minutes on a lu ce qu'ils avaient rapporté de leur pêche, c'est que chacun des lieux que je leur avais suggérés, de la gare de l'Est au passage Verdeau, ou le couloir du métro Strasbourg Saint-Denis, c'étaient mes visions d'il y a trente ans : ce que je suis désormais incapable de reconnaître dans le réel, ne voyant que l'ancien, et que leur coup de force à nouveau extorquait. Je ne lis pas les journaux, ils m'énervent. Il suffit de regarder, dans le train, les titres de ce que lit le bonhomme d'en face. Je regarde brièvement sur Internet, ça suffit pour le bruit du monde. Il y a trois ans, en lisant Denis Robert, il nous semblait être les seuls à découvrir l'étrange machine financière de Clearstream, la banque des banques, le bâtiment où deux mille personnes, dans huit étages souterrains d'ordinateurs, font tourner sans cesse de l'argent tout autour du monde sans qu'il ait à sortir du bâtiment ni même à devenir argent réel ; le scandale c'est qu'un Clearstream pèse plus dans la réalité du monde (oui, les huit étages souterrains et invisibles de la bulle luxembourgeoise) que tous les visages et les voix rapportés par mes vingt-cinq apprentis du Conservatoire lestés d'une page de Novarina. Scandale bien plus fort que les petites attrapes politiciennes pourries des notables qui ne vivent que de pouvoir, nourris aux bribes de l'argent des riches et oeuvrant pour eux. Qui se souviendra des tripotages Clearstream et que m'importe ce Gergorin dont je pourrais trouver mille maquettes miniatures rien qu'à remonter les premières classes du train où je tape ce texte ? Il faisait beau, à Paris, pour le début de ce mois de mai. A deux reprises, avec Bruno Bernardi hier et Jacques Séréna aujourd'hui, j'ai eu le luxe rare, dans cette heure d'avant conservatoire, de partager le casse-croûte avec un vieux copain et parler de nos trucs, on ne peut pas se livrer à l'intime avec quiconque ni partout, et surtout pas là sur Internet, ça n'a jamais été mon truc. Il me faut le face à face : de tout l'hiver je n'avais pas fait ça, parler de conneries avec un copain. Pourtant cela n'enlève pas les ombres. Les ombres nous parcourent comme de l'air gelé, elles nous traversent. La veille, au Conservatoire, les avais établis dans deux pages de Francis Ponge. Ponge, c'est obligatoire : il ajoute une lettre à l'alphabet, celui-là. Texte de Clémentine, dit assise sur le banc, main repliée sur un objet inexistant bien sûr, mais présent parce qu'elle le représente, et le dialogue qu'elle fait surgir, du personnage qui n'existe pas plus que l'objet mais devient ce fantôme géant qu'on nomme théâtre : elle parle d'un préservatif, et ce qui compte c'est le dialogue avec l'absent qui surgit. Ou Jean-Christophe, qui nous lègue son sac à rupture, et voilà le mot Franprix : « L'amour dans un sac plastique Franprix, le jour de la rupture, tout ce qui la concernait jeté dans ce sac plastique Franprix histoire que ça traîne pas partout, dans l'appartement comme dans le crâne. Les déménagements découvrent des fossiles. Une canette de Desperados pleine. Une trentaine de lettres qui commencent à jaunir, les timbres étaient encore en francs quand ils ne venaient pas de Turquie, d'Espagne ou des States. Une cassette audio qui contient des mots d'amour périmés. Un paquet de Dunhill vide (un ancien en sang et en or). Un haut de pyjama en soie bordeaux. Quelques photos non facturées ou noir et blanc avec des sourires d'insouciance. Le Parisien du 24 juillet 1999 avec Mohamed VI à la Une, qui succède à son père Hassan II. Des tickets de caisse en pagaille de chez Prune, du Franprix, de Ramus, du Picard de Salviac, de la Fnac Châtelet. Deux bracelets en cuir qui ne sentent plus le cuir. Un tire-bouchon acheté à Boulogne-sur-mer en novembre 1999. Quelques billets de train : Paris Gourdon, Caen Paris, Paris Boulogne, Marseille Paris. Un guide touristique pour Florence. Messieurs les Enfants de Daniel Pennac. L'amour dans un sac plastique Franprix. » Hors sujet, avait-il commencé, « je suis hors sujet ». Moi je ne saurais pas écrire ça. Peut-être qu'il y a trente ans j'aurais su. Que c'est précisément la raison pour laquelle on est ensemble c'est après-midi. Peut-être qu'il faut que je demande à Pennac : peut-être que le message de Jean-Christophe c'est : aller demander ça à Pennac. QU'est-ce que j'ai fait d'autre, ici, pendant un an, que remplir mon propre sac à rupture? Vimala parle, dans le couloir du métro, d'{extincteurs de vie}. Trois d'entre eux, mais indépendamment les uns des autres, sont entrés dans l'église voisine : un enterrement. Le prêtre, au milieu de la cérémonie, se trompera de prénom et nommera Simone la vielle dame Yvonne qu'on accompagne et qui s'en va. Moi je leur avais dit : avec Novarina, le trou qu'on met dans les mots appelle le monde et l'effondre. Alors c'est Tsirihaka qui est dans le sujet, puisqu'il revient avec un texte sur le mot {couteau}, et cette phrase bizarre qui croise un moment dans la strate de fond du texte : « lame de couteau pour repeindre la terre ». Moi je pense aux couteaux du 11 septembre. Mais pas du tout à ce fait divers raconté pleine page par Libération la veille. Ce type, dont les gendarmes viennent se saisir chez lui, et qui préfèrent se trouer la gorge avec un couteau. Est-ce que c'est ce couteau dont parle Tsirihaka ? Il ne le sait pas lui-même. Il est né à Madagascar et en parle la langue, à vécu ensuite au Gabon puis longtemps à Lille, et à dix-huit ans s'est pris de passion pour le mât chinois et l'acrobatie, a fait l'école du cirque de Châlons et maintenant il est là, chez les apprentis du théâtre. Alors j'en parle, de l'article Libération. Le fait divers est sordide, atroce. Moi non plus chez moi je ne ferme pas à clé la porte d'entrée, moi aussi chez moi quand je rentre tard la nuit je sais dans leurs chambres la présence des enfants. Le type était entré dans la maison, s'est saisi de l'enfant. On a retrouvé l'enfant dans un sac poubelle, étouffé, caché dans les toilettes. Et ce matin, dans le journal, le père de la petite fille morte (c'est toujours des filles qu'on tue) : « Rétablissement de la peine de mort pour les tueurs d'enfant. » J'ai dit que ce que je n'avais pas supporté, dans Libération d'hier, quand je l'avais regardé sur Internet, c'est que c'était suivi d'une page de leur rubrique {Vous} sur le thème : endroits inhabituels où faire l'amour. La conjonction des deux pages, une insulte aux mots : la loi de tout journal ? Un article pour lequel d'ailleurs l'auteur ne s'était pas vraiment foulé : un petit tour de forums Internet. Les types de mon âge, on peut se satisfaire de la mémoire (mes deux vieux potes, au casse-croûte, puisqu'on parle de trucs comme ça, auraient commenté que c'est bien le problème). L'article parlait de ces fusions à la va vite, mais dans leur pleine intensité clandestine, l'amour debout, là dans un musée, dehors parce que le paysage est magnifique, dans un oeuf de téléphérique, chez des amis qui ne s'en douteront même pas ou autres. Bon, il y avait de quoi sourire, même eux, à leurs vingt-trois ans et comme l'amour c'est sérieux. Reste que ce qui m'était incompréhensible c'est la juxtaposition des signes. La page graphique consacrée au fait divers atroce, le type qui marche dans la nuit, le type qui se saisit de l'enfant, l'étouffe, le type avec dans ses bras le corps inanimé et l'absurdité qui complète d'une strate noire d'abîme le déjà absolu du crime, puis le couteau et se déchirer la gorge ; mais le geste rate, pas comme Richard Durn planté quatre étage sur le trottoir, lui ne s'était pas raté. Et le cri du père. Et aujourd'hui dans le texte de Tsirihaka partant de Ponge le mot {couteau}. Je demande à Jean-Baptiste d'entrer dans le texte de Tsirihaka. Il pousse un banc, s'assoit en nous tournant le dos. Puis se relève, va jusqu'à la poubelle et en prend le sac de plastique noir, revient, pose à ses pieds le sac moitié gonflé : dedans, je sais bien qu'il y a des photocopies de la veille, des gobelets de café. On voit un sac mi rempli. Tsirihaka lit un seconde fois son texte, on sent qu'à chaque mot il s'attend à ce que Jean-Baptiste crée une bascule, que cette bascule les emporte tous les deux, nous emporte tous. Jean-Baptiste reste immobile, tombé sur lui, nous tournant le dos. On voit le sac poubelle noir. Et puis, quand revient le mot {couteau} dans le texte, on entend qu'il en reprend juste un phonème, une syllabe, comme un étrange kanji, un idéogramme, {to}. Et le répète. C'est sourd, c'est de l'intensité criée, c'est chuchoté ou grogné. Il a enlevé le cou. Le cou du type. Rétablissement de la peine de mot. Soleil cou coupé. C'était avant-hier. Je suis muet. J'ai parlé avec mes vieux potes. On a eu cette hallucinante séance à Normale Sup avec Cadiot et Bergounioux, on a eu Novarina et Francis Ponge avec eux, les saltimbanques, que j'ai envoyés à vingt-cinq explorer avec des mots mon propre passé, là où ma propre langue est muette. Je suis muet, et j'ai envie de crier : j'ai trouvé le point final à cette année continue de {tumulte}, il crie sans moi, qui suis muet. Cette semaine, c'est une parole de tous qui hurlait, une parole à vous fâcher le monde. Tumulte : de notre côté, chez nous, contre eux, plus forte qu'eux.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 mai 2006
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