fenêtre sur cour
souvenir de ma garde-à-vue

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ou un autreTumulte au hasard  : calcul des poutres et agrammaticalité

[version 3]
J'aimerais tellement qu'il cesse. Ce n'est pas tant d'être deux. Il y a tant de situations comme celle-ci, un homme plus un homme dans une pièce fermée ou vide. Moi, même quand je regarde par la fenêtre, la cour, l'autre mur, un bout de ciel, rien. D'ailleurs ce n'est pas tant qu'il parle. Quelquefois c'est des questions, mais je ne réponds pas. D'autres fois de simples réflexions, sur le temps qu'on perd ici, sur la durée, sur l'impossibilité de prévoir combien cela va continuer encore. Ou alors il raconte sa vie. Des trucs qu'il a eus, une voiture, une maison, un boulot et moi cela m'est indifférent, mais complètement indifférent. En plus il prend un détail, s'y enferre, l'agrandit. S'il parlait, et parlait et parlait, encore je pourrais prendre distance, me fermer les oreilles, faire que la tête se moque de cette voix qui pourtant vous enveloppe. Le pire, en fait, c'est le silence. Ne jamais savoir combien de temps il va demeurer en silence, avant que la même voix reprenne, qui ne s'adresse à personne, qui parle parce qu'il sait que je suis là, mais sachant aussi bien que je ne répondrai pas, que je ne chercherai pas dans ma propre expérience ce qui correspond à ce qu'il me raconte, que je ne convoquerai pas mon expérience d'homme pour commenter, appuyer ou conforter l'expérience dont il me fait part, quand bien même insignifiante, s'il s'agit d'une voiture revendue, d'une maison qu'on nettoie après déménagement, des habitudes de cantine et de repas qu'on avait dans ce bureau où on est resté deux ans, puisque voilà les trésors dont il me fait part. Même, quand il se tait, on se doute de ce qu'il continue dans sa tête, et on le continue avec lui. Est-ce qu'il le sait, est-ce qu'il fait exprès? Non, il y a cette chaise là-bas, contre le mur, elle était déjà contre le mur. Un moment je n'y tenais plus, je voulais prendre la chaise, la mettre en plein milieu de la pièce, là, face à la porte, cette porte qui ne s'ouvre pas, ils ne viennent pas nous chercher, ils nous laissent là sans qu'on puisse savoir quand cela va enfin se terminer, l'un ou l'autre à la limite qu'importe, s'ils l'emmènent je serai seul, je pourrai penser, il n'y aura plus cette voix qui s'arrête, qui reprend, monotone, indifférente et c'est cette indifférence à réponse ou pas qui, dans ce qu'elle continue ou reprend, est pire encore qu'un reproche ou un appel, ou bien qu'ils m'emmènent moi, et lui on verra bien (non, je ne verrai pas), s'il continue ainsi ses litanies : donc je voulais prendre la chaise, la mettre au plein milieu de la pièce, lui dire allez vas-y, fais ton spectacle, parle pour le monde entier. Non, la chaise est là-bas, dans l'angle, et il parle pour le mur en face, quelquefois je vois bien qu'il me suit des yeux, qu'il me provoque, qu'il dit ces trucs de travers uniquement pour que je réponde. Moi je tourne le dos, je regarde la cour. Ou bien rien, assis par terre, la tête sur les genoux. Il y a si longtemps, en fait. Il y a une ampoule jaune. Le jour, ils l'éteignent, la nuit dernière, allumée. On n'a pas eu de nuit. Quelquefois, je marche. Je me serais attendu, là aussi, à ce qu'il me dise de cesser, de ne plus bouger, qu'il ne supportait pas, lui assis, et qui n'a jamais un seul instant dévissé le cul de sa chaise, un qui marche et qui s'agite. Encore je crois qu'à ce moment il parlait de promenades, comment il se promène dans la ville, où il va, pour quoi faire. Ou de ses rendez-vous. De ses amours. Moi je me tais. Je l'ignore. Je regarde la cour. Et la cour, c'est ça que je comprends pas: nous on a l'ampoule, jour, nuit, cela se voit. Et derrière la fenêtre, si quelqu'un là-bas regardait, il verrait silhouette, ou plus de silhouette, un signe. Et même, dans l'angle de gauche, ils apercevraient la chaise, et ce type sur la chaise, qu'il parle ou ne parle pas d'ailleurs les épaules pareilles, qu'il parle ou ne parle pas ils ne pourraient rien en savoir. Il n'y a que moi que cela hérisse, pousse à bout, insupporte. Dans la cour, derrière les fenêtres, rien : des pièces vides, sans meuble, sans lumières, sans silhouettes. Même pas de rideau, tout en vue et rien. Juste, là-haut, tout en haut, le ciel qui devient noir, redevient gris, passe lentement au blanc. Et la nuit non, pas la nuit, la nuit pas tout à fait : on est dans la ville, elle nous entoure, on entend vaguement des klaxons, et un bruit plus grondant des moteurs au matin et au soir. Attendre : jusqu'à quand ? On leur a fait quoi, mais qu'ils nous disent ! C'était une bonne voiture, reprend le con, sur sa chaise.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 octobre 2005
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