un moment affreux
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ou un autreTumulte au hasard  : nouvelle bifurcation possible

On était donc trois types dans la pièce et je serais bien incapable de retrouver où c'était. Probablement vers gare de l'Est ou un peu derrière, mais vraiment je ne saurais plus. Elle, elle était passée dans la pièce à côté et moi je m'étais comporté en goujat. Il faut dire, je n'étais pas souvent à Paris, je travaillais en mer du Nord, je revenais trois semaines tous les quatre mois et c'était comme ça : il s'en passe des choses, en quatre mois, quand vous n'êtes pas là. Bon, j'étais venu avec P. et forcément donc ça situe un dimanche soir, il devait ramener leur gamine puisque avec L. ils avaient été mariés, moi depuis des années je les connaissais mariés avec la petite (c'était il y a longtemps, je crois qu'elle est institutrice, maintenant, la gamine que j'ai connue en poussette), c'était des bons copains et lui un vrai copain. Sans doute, même, nous leurs copains, ça nous impressionnait qu'eux deux, qui avaient notre âge et une vie pas mieux stable ni réglée, étaient déjà dans cette responsabilité de famille, la vie en couple et tout ce que cela suppose (on ne devait pas supposer grand-chose d'ailleurs). De L. je sais encore son gémissement, son râle rythmant la nuit. Dans la chambre à côté, puis plus tard là, avec moi. Ils s'étaient séparés, difficilement. J'ai souvenir de cette année comme d'une année trouble. On se cherchait à tâtons, on avançait dans le noir. Ça veut dire : on avançait avec nos corps, nos corps dans le noir, nos corps se cherchant et trente piaules de hasard : se réveiller à Pont de Sèvres dans un rez-de-chaussée d'immeubles et puis rejoindre le feu rouge, et du feu rouge l'avenue qui descend vers la Seine, et puis là, là seulement entrer dans un café et intégrer où on est, c'est quoi le métro et comment la nuit dernière on y est venu, si c'était en voiture, avec qui, etc. Et puis je repartais quatre mois sur mes plates-formes à faire mes machins électroniques, je commençais à comprendre pourquoi les types qui vivent cette vie-là ne s'y incrustent pas longtemps : l'avion quittait Orly lourdement dans le soir, je m'endormais sitôt le décollage, refusait même leur repas et leur boisson, me réveillait seulement une fois tout là-bas arrivant à la gare et que l'odeur de la mer, les cris de mouettes et les chalutiers en couleurs me signalaient l'arrivée et le changement de vie pour les quatre nouveaux mois à venir. Je fuis. Donc on était tous les quatre, elle et nous les trois types, P. qui ramenait l'enfant pour la semaine et l'autre, celui qui vivait avec elle maintenant. Les deux ou trois derniers voyages, j'avais laissé des messages sur son répondeur (on avait des téléphones à répondeur, et moi je gardais cette piaule à Paris, même si souvent prêtée entre-temps), elle n'avait pas rappelé. Peut-être même le dernier voyage je m'étais fait une bonne raison, ayant appris qu'elle vivait avec ce type et puis quoi, on avait eu ces trois fois ensemble, deux nuits et un week-end, enfin dans ma tête si je fais le compte c'est ce qui reste : on avait parlé, bien parlé, beaucoup parlé et puis voilà, franchi la barrière, un soir qu'on dit que c'est trop tard pour repartir et qu'on sait qu'il ne faut pas faire de bruit à cause de la gamine de l'autre côté de la cloison. Elle était très libre et cela reste si beau et bon, son visage, son nom, ces heures. On s'apprenait, et sans doute qu'elle avait un tour d'avance sur la grande piste. Les lieux sont précis dans le souvenir, au-dessus du Pont de Sèvres, et puis là, une fois, dans la voiture avec le soleil de printemps. Elle-même m'avait encouragé, plutôt que tout ce qu'on brassait et rebrassait dans la grande ville comme entre quatre murs, à faire le point, là-bas dans les chantiers, avec de l'argent et l'éloignement. Est-ce que je n'aurais pas dû ? De toute façon on se connaissait trop, pour elle aussi il fallait ce départ. Donc j'ai dit un truc de goujat, elle s'est enfermée dans l'autre pièce, je crois même qu'elle pleurait, le type aurait dû ou la rejoindre ou me virer et peut-être c'est ce que je cherchais mais non, il s'est écrasé et c'était un silence bizarre, c'est P. qui m'a emmené : pour lui, est-ce que ç'avait été une revanche, ma goujaterie, une vengeance ? Et du type, et d'elle, et même de moi dont il avait bien su que j'avais été accueilli Pont de Sèvres, lui qui ne l'était plus ? Allez démêler. Je n'ai plus revu personne. J'étais en mer du Nord sur les plates-formes et peu à peu, aux retours suivants, je changeai de vie, changeai de gens. J'avais ce souvenir obsédant de nos heures, et de comment cette fille était libre, et comment elle parlait, et même cette fois avec la voiture, marcher simplement sous le soleil et puis au revoir. On peut chercher toute sa vie à retrouver une seule sensation, on a mémoire de tout, il suffit de fermer les yeux, laisser les mains se détendre. J'ai appris plus tard qu'elle n'avait pas eu vraiment de chance : ce type sortait lui aussi d'une histoire, et n'avait pas voulu complètement rompre. Elle le croyait au travail, il se partageait dans les deux apparts, et quand elle avait eu ce second enfant (elle était enceinte lors de cette visite et c'est ce qui avait provoqué en bonne partie ma goujaterie), lui avait aussi un enfant dans l'autre appart. Chacune des deux jeunes femmes ne le découvrirait que plus tard et de ce type je ne sais rien d'autre, même pas son nom et ce qu'il pouvait bien faire et comment il a continué ou terminé. Aujourd'hui je repense souvent à ce moment bizarre, elle et nous trois et que c'était intenable, que j'avais dit des choses qu'on ne dit pas, jamais. Et puis le regard de ce type qui fuyait, ou bien qu'il aurait dû me voler dans les plumes ou me fiche dehors et qu'il ne l'avait pas fait : je me dis qu'il y a des trucs que j'avais obscurément pigé, parce que ce type avait une vie à double-fond, qu'il n'était pas à la hauteur de ce qu'elle m'avait montré, de ce qu'avec elle j'avais partagé, et qu'ensuite elle n'avait plus voulu me faire signe. On vivait à tâtons, vraiment. J'y repense, quand en voiture je grimpe le virage du Pont de Sèvres (je passe rarement par là en voiture, en fait, et de toute façon aucun de tous ceux-là n'y habite plus). J'ai quelquefois des nouvelles de P.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 mai 2005
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