de la reconnaissance des visages
aggravation perceptible de la prosopagnosie [révision]

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ou un autreTumulte au hasard  : l’appartement que je cherche

Et donc que cela porte un nom : {prosopagnosie}. Je suis affecté depuis toujours de {prosopagnosie} avec tendance à l'aggravation. Il paraît que c'est très compliqué, derrière une des oreilles ou les deux mais de façon dissymétrique, un peu sur le bas, la reconnaissance des visages. Qu'on peut découper cela en petites zones complexes, chacune spécialisée. Par exemple, si on retourne une photo tête en bas (une photo de groupe par exemple, une photo de classe), on aura bien du mal à nommer chacun, quand bien même on les connaît. Par exemple, aussi, la façon dont on construit les portraits-robot de criminels : quatorze minces horizontales qu'on superpose, et on arrive presque déjà au visage singulier. Mais il ne s'agit pas de criminels. Mon cerveau fonctionne bien. Avec l'âge, on peut s'étonner ou s'amuser des durcissements, de façons étranges de commander au comportement ou de vous emporter ici ou là. J'ai déjà parlé de l'angoisse ; je ne cherche plus à vaincre l'angoisse. Quand cela s'installe, j'accepte de passer la journée assommé, à ne rien faire là -- même chez moi --, comme assis dans une gare ou une salle d'attente de toubib ou d'hôpital : on peut tout essayer dans l'angoisse, rien qui débloque ou qui passe au travers, même lire, même marcher. Il y a aussi cette étrange façon qu'a le cerveau de vous imposer vos occupations : on voudrait travailler à ceci, il vous concède seulement cela (ce n'est pas ici le livre que j'aurais à écrire, la priorité que j'aurais dans les travaux et mises à jour, ou l'obligation seulement de gagner sa vie, et pourtant je sais très bien, même si je cessais ce texte en dix lignes, qu'un texte de ce genre et c'en est fini de la journée). On a tendance à ouvrir plus facilement les portes du temps lointain que ce qui vous incombe du temps immédiat : il y a peu, je considérais cette dégradation, - chez les autres -- comme un renoncement. Pour moi, j'appelle ça {la vieillerie}, c'est plus simple que {prosopagnosie} ou autre chose savante. C'est venu vite : on a cinquante-deux ans, on pense, tiens c'est l'âge où est mort Balzac, l'âge où est mort Proust, l'âge où est mort Rilke, et Baudelaire, Perec ou Koltès n'en ont pas eu tant (eux je les reconnais, on marche parfois sans distinguer les vivants des morts). J'en ai beaucoup fait, ces vingt ans, c'est allé vite. Je n'ai pas eu de temps à moi. Je n'ai guère eu de loisir ou de recul : un livre ou un travail fait, le suivant est déjà le chantier qui appelle. On a beaucoup perdu pour le corps : la marche rapide, ou courir, beaucoup de souplesse (même ramasser un crayon par terre), oui j'ai perdu et cela m'irrite plutôt. On a encore des rêves avec quelques prouesses : mais les rêves de vol deviennent rares. Mes rêves sont plus ancrés dans le sol, les murs. Il y a le désir et la façon brutalement corporelle dont cela vous embarque : pour cela aussi on a changé, pas forcément en bien. On concède à l'abandon sa part propre. J'ai une mémoire exceptionnelle pour le langage et les mots. En disant cela, je ne suis pas fier, et je ne me compare pas à d'autres. C'est plutôt comme on aime jouer à la guitare plutôt du médiator ou des doigts : une direction, un terrain, peut-être comme un athlète (je n'ai jamais aimé les sports) aura prédilection pour l'effort rapide ou l'endurance, pour la nage ou le saut -- moi, le fort, c'est les mots. Une conversation de deux heures, je m'assieds et ouvre un cahier, je la reconstitue. Un livre lu il y a cinq ou dix ans, et je serai obscurément guidé vers le passage dont je me souviens de l'architecture ou la tonalité. Mais la mémoire des visages, ce qu'affecte la {prosopagnosie}, c'est autre chose. Je crois pouvoir disposer de ma mémoire visuelle : si j'ai vu un tableau, je m'en souviens avec force et précision mais cela passe par la géométrie, une grammaire et un vocabulaire. Je distinguerais mentalement la plupart des autoportraits de Rembrandt, et ne reconnaîtrais pas la voisine d'en face à la boulangerie. J'ai été corrigé tard de la myopie mais cela n'excuse rien, et peut-être n'est-ce même pas en cause. On vivait dans un village, c'était encore les années cinquante : un garde-champêtre faisait les annonces en portant sur le guidon de son vélo un tambour militaire, je me souviens de comment sans ouvrir les vitres du salon (ma mère ne l'aurait pas fait) on regardait le montreur d'ours de passage, et la mère Jézéquel passait le soir avec la pêche du jour, congre, moules ou pibales selon saison, étranges bêtes sombres ou transparentes sur le papier journal de sa remorque poussée à la main, avec une corne en trompe de vache pour signaler son passage. On reconnaissait chacun sans le voir (j'ai très bonne mémoire des gestes et attitudes, j'aime les écrire, et bonne mémoire de ce qu'on voit de près, les mains par exemple). Des gens, n'importe qui j'ai croisé, je me souviens de la silhouette, j'identifie parfaitement la voix, et je peux me souvenir de n'importe quelle lettre, ou message, ou texte envoyé. Mais les visages. La ville est un fourmillement qui évacue les visages et laisse au premier plan briller tous les signes (le considérable événement que fut, à la Rochelle, ma première paire de lunettes correctrices, fini le monde à peu près, et la reconnaissance qu'on en garde à la ville comme si en tant que telle elle y était pour quelque chose). Et la myopie est une insécurité permanente pour l'enfant : qu'il perde ses verres (on ne sait même pas les retrouver dans une pièce, si ce n'est pas le cerveau qui se souvient d'où posés), et plus rien n'est accessible, ni conduire ni faire. Donc voilà, je suis dans la rue, dans une gare, dans un salon du livre ou n'importe où, on m'aborde et on se met à me parler comme si tout était évident : je dois répondre de choses qui me concernent, on me raconte des histoires pathétiques de manuscrit ou d'emploi, et moi je ne sais toujours pas à qui j'ai affaire. Ces quiproquo je les ai longtemps vécus comme une souffrance. Aujourd'hui j'essaye d'anticiper. J'ai inventé une sorte de manière interrogative en serrant la main, faire celui qui a vu tellement de gens, trop de gens. Pourtant ce n'est pas vrai. Je connais bien moins de gens que je ne me souviens de phrases dans les livres. C'est une question de synapses, de porosité qui ne se fait pas. Il me faudrait telle huile de poisson, il me faudrait des têtes en mot, il me faudrait quoi je ne sais pas. J'ai cinquante-deux ans, j'entends des gens qui me parlent de retraite et moi ça me fait rire : j'ai bien compris cette année comme dedans c'est usé, que le compte à rebours a commencé. Maintenant, c'est bien plus que la {prosopagnosie}, laquelle a commencé pour moi dès l'enfance. C'est là que cette pulsion physique parfois est difficile à vivre, on a peu de ressource contre la tentation d'abîme. On oublie aussi le sommeil : on se dit que bientôt il y en aura tant. Je m'en vais, marchant au milieu de visages que je ne connais pas, me souvenant des voix, des tableaux, des sexes et des mains.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 avril 2006
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