exhumation du crâne de Baudelaire
et archives concernant cette étrange affaire [version 5]

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ou un autreTumulte au hasard  : dedans l’oeil

[version 5, avril 2006 _ version 4, pour lecture au Théâtre 71 de Malakoff le 11 novembre 2005 _ version 3, pour lecture à la [Mousson d'été->http://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=138], le 28 août 2005 _ tombe de Baudelaire : [témoignage photographique->http://www.tierslivre.net/wcam/040425_Baudelaire.html], alors que j'hésitais encore à raconter cette histoire (lire entre les lignes)]
J'ai rêvé si longtemps d'entrer dans le clan si restreint des auteurs du fantastique. D'où est partie cette histoire ? Il n'y a de littérature qui vaille qu'à l'aulne d'où elle vous emmène et de l'illusion qu'elle bâtit. J'ai aimé Jules Verne et Poe avant mes douze ans révolus, et n'ai pas quitté ces amours-là. L'expérience qu'on mène sur soi-même, vingt ans durant, pour faire advenir du réel un peu de présence peut ne pas avoir d'autre raison que celle de décrocher un jour une page, juste une page, sur ce chemin escarpé, celui d'Edgar Poe, celui de Hoffmann ou Jules Verne. Ainsi donc Baudelaire, enfermé là à Paris cimetière du Montparnasse sous sa pierre, entre les os de son beau-père le général Aupick et la mère harcelée toute sa vie de lettres pour l'argent, toujours l'argent, étrange sandwich pour qui a pratiqué le roman familial (Flaubert et Du Camp reçus au Liban par le général Aupick et madame, à une question de politesse de l'ambassadeur hôte sur l'actualité littéraire parisienne, Flaubert sans savoir s'embarque sur la nouveauté radicale qu'est un jeune poète nommé Charles Baudelaire, le chant dérythmé neuf qu'est Baudelaire, et Aupick devient rouge, coléreux et muet pour le reste du repas : Du Camp expliquant à Flaubert au retour la gaffe qu'il a commise). Au point que longtemps, cette place à côté de Baudelaire était libre, puisque je m'y rends rituellement depuis deux décennies chaque printemps le saluer, j'avais eu le fantasme d'en réserver la concession, là, maintenant de mon vivant, et si prétentieux que cela puisse être considéré : rien de plus légal. J'ai trop traîné, une brave dame a établi là son frigo de poussière de marbre reconstitué, et tant pis si Baudelaire en étouffe. J'aime sur cette tombe lire les papiers déposés, les petites fleurs que de jeunes touristes étrangères se contentent souvent d'arracher aux tombes voisines, et s'il fait beau il y a ces fourmis qui s'activent dans les interstices : on peut donc à Paris manger du Baudelaire ? C'est là que m'est venue cette histoire, et j'en ai mené à mesure des années plusieurs rédactions quasi complètes, à taille d'un livre, sans me résoudre cependant à jamais la publier. Peut-être que ce passage au fantastique, que je voudrais tant réussir, ne tient après tout qu'à une question de rythme, de taille du récit, et qu'en le serrant ici à taille de ce qu'on tient dans le poing, cela pourrait enfin fonctionner. Donc voici trois états de cette histoire. Dans la première version, il s'agissait d'une histoire au passé : dans son bureau un ami, libraire connu d'une grande ville de province, me dévoile, enveloppé d'un velours rouge, le crâne de Baudelaire, qu'il a payé très cher me dit-il, et bien sûr sous le manteau précise-t-il, à un antiquaire vaguement trafiquant, puisqu'il n'y a pas dans le droit français de limite temporelle à ces viols de tombes : c'est du droit, c'est comme ça. L'histoire remonte à 1930, qu'un type, lequel disait que tout avait été si facile, qu'un pied de biche suffisait, avait déplacé la vieille pierre mal jointe du cimetière Montparnasse, poussé les reliques de madame mère et s'était saisi du crâne convoité ({Et son crâne, de fleurs artistement coiffé / Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. / O charme d'un néant follement attifé}). L'homme avait été plus tard enfermé dans un asile. On avait retrouvé chez lui ce crâne, lui prétendant qu'il s'agissait de Baudelaire, quelle vérification aurait pu s'en faire ? L'administration avait mené une enquête : oui, la tombe avait été fracturée, les vérifications concordaient mais comment l'avouer publiquement, en faisant une exhumation publique, juste pour voir si le crâne y était encore, ou pas ? Paul Claudel avait été requis pour mener une négociation et que la restitution ne fasse pas de vague. Vous vous rendez compte : Paul Claudel... Celles et ceux qui connaissent Claudel savent son goût pour ces questions : comme, dans ce livre sur Isaïe qu'on est quelques-uns à tenir pour sa meilleure prose, cette photo d'une nonne, visage tout noir dans son voile blanc, gencives retroussées sur les dents exhibées depuis la racine, sans yeux bien sûr, la peau racornie oui, en pleine page dans son livre : une certaine sœur Sophie juste parce qu'il voulait que la dame, ainsi exposée, promenée, impose - par sa beauté spéciale, écrit-il - le respect illuminé qu'il se sent, lui, pour sa religion. Las, le crâne avait disparu, sans qu'alors on puisse savoir, dans la poignée de personnes qui avaient forcément été mises au courant, laquelle était responsable, et difficile d'enquêter sans provoquer le scandale : le front de calcaire du poète est de notre patrimoine à tous, notre patrimoine commun ({J'entends le crâne à chaque bulle / Prier et gémir: / « Ce jeu féroce et ridicule, / Quand doit-il finir? // Car ce que ta bouche cruelle / Eparpille en l'air, / Monstre assassin, c'est ma cervelle, »}) Ainsi le crâne, malgré sans doute de nombreuses tractations visant à ce qu'il quitte le territoire national pour les enchères de cette célèbre maison anglaise, est maintenant la propriété d'un libraire respecté, une de nos plus belles librairies de province, reprenant à son compte l'adage comme quoi en matière de meuble possession vaut bien, et pas besoin d'expliquer pourquoi ni comment. Dans la petite caisse en bois avec le velours rouge, il avait les papiers concernant cette affaire : la lettre de refus de la maison d'enchère anglaise sous prétexte que n'importe quel crâne des environs de 1865, à l'étroit pariétal et malgré des protubérances dont on ne niait pas qu'elles puissent se reconnaître chez Nadar, ne valait pas preuve. Et bien sûr la correspondance de Paul Claudel, trois ans de lettres diverses jusqu'en 1935 (c'était remonté jusqu'à Alexis Léger, en littérature Saint-John Perse, chef de cabinet aux Affaires étrangères et qui décline toute médiation, renvoie l'affaire d'un ton ironique déplacé : j'ai vu la lettre), restait donc l'honneur que j'avais eu de lever devant moi, tenu des deux mains, le crâne de Baudelaire et contempler ses orbites vides : lui qui savait voir ({Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité}). Dans la seconde version, écrite deux ans plus tard, il y a forcément le passage par le bureau cet ami libraire, dans sa ville de province, puisqu'il en est l'indiscutable dépositaire de fait. Le libraire lui aussi depuis a rassemblé des matériaux d'enquête, des compléments sur le voleur, et l'affaire. Il affirme bien que cette modeste caisse de bois laqué noir, enfermant le velours rouge et la relique à l'étrange couleur un peu jaune, et si lisse sur le dessus, relève d'une affaire d'état, et devrait être remis aux autorités compétentes comme le cœur momifié de Voltaire rue Richelieu à la bibliothèque nationale - je le sais, je l'ai vu - ou le cerveau formolisé d'Einstein à Berkeley ou l'autre boîte crânienne, celle de Goethe, à Dresde. Mais la bibliothèque nationale, sollicitée, déclare que sans nier l'interêt d'une telle relique, et faute d'autre part des preuves sûres d'une identification, elle préfère s'en tenir au manuscrit, suggère pour se défausser un dépôt au musée de l'homme, pourquoi pas à la galerie psychiatrique de l'école de Médecine : une des lettres du dossier, que vous fait examiner curieusement le librairie, c'est cette attestation, dans les années 70, ce n'est pas si vieux, d'un psychiatre reconnu - j'en tairai le nom, parce qu'aussi connu que Claudel avait pu l'être en son temps, affirmant comme preuve certaine que ce crâne est celui de Baudelaire certaine dissymétrie des hémisphères. Dans cette version, que j'avais poussée aisément, par la documentation du libraire, la visite dans les lieux, y compris l'établissement psychiatrique qui avait accueilli le malade, à une centaine de pages, dison cent vingt, presque un petit livre, j'avais tenté de raconter en temps réel le type fracturant la tombe : rien de plus facile au cimetière Montparnasse, je l'ai dit, j'avais fait quelques repérages moi-même, en fonction de ce que couvrent les caméras de surveillance limitées aux enfilades des allées, et tel caveau de famille, tout près de la tombe de Baudelaire, quelques mètres en arrière celle de Tristan Tzara, dont la porte ne ferme plus pour s'y planquer en attendant le soir. La nuit ici, sous la tour, à proximité immédiate de cette rue dite de la Gaieté ({Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?}), n'est jamais parfaite. Qu'on se laisse enfermer, qu'on évite les caméras, qu'on pousse la vieille pierre tombale avec le pied de biche et rien de plus facile que se saisir du crâne de Baudelaire (probablement donc déjà enlevé), le planquer dans le caveau déserté, sauter le mur côté rue Froidevaux (c'est ainsi : rue Froidevaux) et revenir le lendemain chercher la relique. Dans mon récit, le voleur s'était mis à penser que ce crâne allait lui porter malheur, qu'il traînait avec lui la poisse. Pour s'en débarrasser il avait eu la pulsion, explique le libraire, de le détruire au marteau, ou de le jeter anonymement par dessus le mur de n'importe quel cimetière de campagne ou de banlieue : Rabelais, Molière, Lautréamont et d'autres sans doute n'avaient pas eu meilleur sort pour leurs restes mortels. Et puis non : hanté par ces images d'os en poussière, de tombes entrouvertes, mais désireux de rentabiliser son acte, le type avait décidé de vendre Baudelaire, et à qui s'adresser d'abord sinon à quelqu'un qui en vend encore aujourd'hui les livres ? Grâce à un cercle d'amis et lecteurs, anciens élèves du lycée, enseignants de la ville, rassemblés en association autour de sa librairie, le libraire avait en moins de trois-quarts d'heure réuni la somme et le type était parti, lui abandonnant le crâne. Dans une autre version, écrite plus récemment, et comme souvent dans une de ces crises où on ne domine rien, qu'il vous semble que tout alentour est fermé, opaque et durci, j'avais sans rien reprendre tout réécrit « au je ». Donc moi-même. Imaginant l'histoire aujourd'hui. La planque dans le cimetière, moi. Le pied de biche, moi. La pierre tombale déplacée, les reliques précises de la maman (j'avais été témoin, pour une affaire de place à regagner, d'une semblable manipulation, dite {réduction} et dûment facturée, dans le cimetière familial de Vendée), le crâne étroit au front haut placé dans un sac à dos, un de ces petits sacs qu'ont ordinairement les joggers du dimanche ou maintenant les gens le matin dans le métro, l'habitude que j'avais essayé de prendre, comme dans tel Saint-Jérôme de Georges de La Tour ou du Caravage, de placer devant moi ces orbites vides pour travailler, d'y chercher le mystère : avoir écrit ainsi, sous la dictée, ces uniques mots qui me semblaient tenir de la fascination sur moi des {Fleurs du Mal} : « Baudelaire en or et vert », et puis rien, mais rien de rien, le blocage total, quand bien même j'avais bricolé moi-même, d'un étui d'accordéon diatonique et d'un tissu qu'on vend chez les luthiers pour protéger les violoncelles, la boîte de bois noir et le velours rouge. Alors moi aussi (puisque dans cette version j'étais le narrateur de l'histoire), la décision prise de m'en débarrasser, de remettre à cet ami libraire, grognon mais unanimement respecté, dans cette ville de province où il est rare que je ne passe pas une fois l'an, la boîte et son contenu, pour sauvegarde et restitution. L'autofiction est à la mode, je pensais, le récit fera son petit bruit, j'ai pensé, et puis zut, cette version ne tenait pas : l'affaire réelle, en 1930, avait autrement plus de chien, de lettres, d'opacité, et puis le silence même de l'objet, après soixante-dix ans de trimbale et que personne n'en voulait. Reste que l'ami libraire le gardait dans son bureau, Baudelaire (et se gardait d'ailleurs bien de le rapporter à son domicile privé). Ce n'est pas rien, le crâne édenté d'un poète : et quoi en faire, à qui appartiendrait-il ? Il en plaisantait, le libraire, appelons-le Thorel, appelons-le Fourès, Girard ou qui vous voulez, je protège mes sources : « A l'académie française, au museum d'histoire naturelle, à la bibliothèque nationale, au cimetière Montparnasse, à Christie's ou Drouot ? » Reste qu'après les lectures, à la librairie, lorsque cela s'est bien passé et seulement, précise le libraire, pour quelques rares initiés et lorsqu'il a préjugé favorable et confiance dans la capacité de confidentialité de ses écrivains invités, qu'aujourd'hui je trahis, qu'on a vidé quelques verres de vin blanc dans son bureau encombré, le libraire ouvre l'étui de bois noir, déplie le velours rouge, et vous laisse pour quelques instants lever face à vous le crâne de Baudelaire, ou du moins qu'on dit tel : et pourquoi ne pas le croire ? Il y a tant de faits obscurs ici-bas dans ce monde qui nous enferme, courant et nous agitant, et si peu d'œuvres ou de livres comme les poèmes de l'immense Baudelaire (tout cela dans un si petit crâne: vraiment petit, je vous assure). J'ai touché, j'ai tenu là, contre moi, j'ai soupesé, j'ai serré, le crâne du poète. {{{ }}}

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 2 avril 2006
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