#rectoverso #07 | Le fait est que l’intime est difficile à dire

recto
Le fait qu’ils ne lui ont rien donné contre la douleur, ils l’ont laissée seule dans une pièce sans la soulager, sans lui expliquer ce qu’il se passait. On lui lançait des regards insultants. Sur un ton indifférent, une infirmière lui a demandé trois prénoms au cas où se serait une fille et trois autres au cas où se serait un garçon. Elle lui a expliqué que le troisième servirait de nom de famille si l’enfant n’était pas adopté.
Le fait qu’elle a dit Sonia Nadia Jacques et Paul Lucien Jacques.
Le fait que l’enfant est venu au bout de 18 heures, elle était épuisée et ne parvenait pas à pousser. Sans ménagement, elles ont utilisé les forceps, « pour aider » avaient-elles précisé.
Le fait qu’elles ne lui ont pas montré comment il était, elles ne lui ont pas dit comment il allait.
Le fait que la seule image qu’elle garde de cette horrible nuit ce sont deux petites mains minuscules qui s’agitaient dans l’air comme si elles s’y accrochaient pour résister, et en même temps comme si elles lui disaient adieu. Ces deux petites mains reviennent la nuit. Même après toutes ces années, elles reviennent la tourmenter.
Le fait qu’une gentille aide-soignante lui a murmuré à l’oreille pendant les soins « c’est un garçon, il est beau et il va bien ». C’est tout ce qu’elle sait. Elle n’a pas pensé à demander la couleur des yeux, des cheveux…
Le fait qu’elle n’oubliera jamais cette nuit ni le jour qui a suivi. Personne ne l’a réconforté. Elle est sortie le lendemain, comme si elle sortait de prison.
Le fait qu’elle a haï sa mère jusqu’à la fin, et même après, pour ne pas l’avoir soutenu. Cette femme avait trop peur de l’enfer, des regards et du qu’en-dira-t-on.
Le fait qu’elle a cherché toute sa vie un garçon qui s’appellerait Paul Jacques et qu’elle ne l’a jamais retrouvé.

verso
Le fait que Michel l’écoutait sans rien dire, l’accompagnait sans jamais commenter, allait au parc avec elle sans lui faire la moindre remarque désagréable.
Le fait qu’il marchait d’un pas lent et silencieux. Dans ces moments, rien ne pesait plus, il tenait avec douceur la main de son enfant souriante, la petite faisait de petits sauts.
Le fait que Michel ne s’agaçait jamais de l’énergie débordante de l’enfant,
Le fait que Michel prenait le temps de lui raconter des histoires le soir au coucher, des histoires qu’il inventait au fur et à mesure
Le fait que Sonia ouvrait d’abord de grands yeux, goûtant les mots et l’histoire avec gourmandise, réclamant impatiemment la suite.
Le fait que les petites fenêtres sur son âme se refermaient lentement. Quand le souffle régulier soulevait sa poitrine, le père caressait du dos de l’index la main de l’enfant.
Le fait qu’il avait envie de l’embrasser sur le front, mais n’osait pas de peur de la réveiller, alors il restait encore quelques instants aux côtés de l’innocence endormie.
Le fait que dans la pièce d’à côté Joséphine donnait le biberon à la cadette en chantonnant. Elle aussi parvenait enfin à atteindre quelques moments de sérénité. Il l’écoutait sans bouger.
Le fait qu’il savait qu’elle allait se taire dès qu’il viendrait se coucher. Alors il n’y allait pas immédiatement, il passait par la cuisine, rangeait quelques bricoles qui traînaient. Il se mettait à son bureau et classait les devis et les factures des fournisseurs.
Le fait que la journée était trop chargée pour s’occuper des tâches administratives. Demain, une importante livraison de fleurs coupées arriverait de Belgique. Il faudrait alors nettoyer les tiges de chaque pour la faire davantage durer, préparer les bouquets et les compositions.
Le fait qu’il se leva pour aller se coucher quand Joséphine vint nettoyer le biberon vide. Il l’embrassa sur le front en passant. Elle ne dit rien comme toujours. Pourtant, il sentait tout ce qui la traversait.
Le fait que jamais il n’avait commenté que Joséphine était plus douce avec Nadia, et beaucoup plus dure avec Sonia. Il sentait qu’elle n’y pouvait rien.
Le fait qu’elle n’en parlait pas, quelque chose faisait que Joséphine n’avait pas de tendresse pour l’aînée, mais il savait qu’elle l’aimait aussi fort que la cadette, mais il savait aussi qu’elle ne parvenait pas à le dire ou à le montrer. Il attendait qu’un jour, elle lui explique.
Le fait est qu’il devra attendre encore de très nombreuses années avant de comprendre pourquoi.

9 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | Le fait est que l’intime est difficile à dire”

  1. Très beau texte qui touche de près les affres des maternités et… des paternités. Merci

  2. Merci Carole, merci Catherine. Le fait est que parfois il est difficile de se parler.

  3. texte qui remue beaucoup et qui parvient à dire l’intime (au moins un peu de l’intime que nous pouvons partager)

  4. Beaucoup aimé et là pas de pathos . Juste les faits ? ( Et comme ça avance )… Ce qui se dit en eux et dans les creux . Merci.

  5. Merci Khedidja pour ce texte tout en tensions. Et dans le verso la douceur du père qui contraste avec les blessures des mères. J’aime aussi le contraste entre l’explicite douleur du recto et l’implicite blessure du verso. Les silences, les gestes. C’est violent et délicat.

  6. quel beau verso au recto, inattendu, comme une douceur tout de suite à commencer la lecture de la partie 2
    « Le fait que les petites fenêtres sur son âme se refermaient lentement. »
    merci Khedidja

  7. Merci François, Georges, Nathalie, Emilie et Françoise.
    Pas habituée à autant de retour.
    Chaud au coeur d’avoir visé juste sur cette consigne.