# 11 Histoire | Manothèque privée

La première chose que j’observe quand je rencontre une personne, ce sont les mains. La forme du visage, la pulpe des lèvres, l’arête du nez, l’éclat du regard, ça vient toujours plus tard. Ça vient, si la main se révèle attachante, intéressante, voire curieuse. Pourtant je suis observatrice, j’ai les yeux douloureusement ouverts sur le monde, je regarde sans ciller parfois. Ça me donne parfois un regard fixe, déroutant ou perdu. Des mains, j’en ai vu défiler.

Ça a commencé avec les mains de l’enfance aux doigts faibles et courts portant à leur extrémité des ongles rongés jusqu’au sang. Ensuite, il s’avérait douloureux de tenir le stylo plume et d’écrire sous la dictée. Je garde encore le souvenir des mains du père, à la peau souple et fraîche, toujours sèche, jamais moite. Les ongles coupés courts et propres, l’odeur de tabac froid portée comme un gant qui encore la fait saliver.

Les mains de la mère croisées sur le ventre, crispées dans un mouvement inquiet, l’ongle du pouce attaquant sans cesse le bord de l’ongle de l’annulaire. L’alliance en or devenue un peu trop petite.

Les mains amies gravées dans sa mémoire, bien rangées dans sa manothèque aux côtés de toutes celles qui ont compté. Celles de l’amie, des mains petites avec des doigts bien dessinés. Des mains dont le poing tiendrait dans sa paume. Et puis il y a celles de l’autre amie qui est partie, celles-là, elle ne les lâchera jamais. Elle gardera ces mains-là aux doigts longs et musiciens, déplaçant l’air avec l’habileté des gauchères à l’intérieur pour l’éternité.

Plus tard sont venues les mains de l’homme, de grandes mains, aux doigts longs et forts, des mains avec de larges paumes, de véritables massues.

Il y a d’autres mains dans sa manothèque, elle en consulte régulièrement le souvenir avec une délectation qu’elle seule ressent. L’une de ses favorites, la main de la violoniste aux doigts fins et virtuoses, frétillant sur les airs de Sarasate ou Paganini. Les doigts du pianiste, véloces sur le clavier. Ces mains qui font oublier la tristesse de ce monde pour quelques instants.

Et puis, il y a les mains qu’on croise, celles aux ongles sales, d’autres aux ongles longs et artificiels, décorés comme des sapins de Noël. Il y a les mains poilues jusqu’aux phalanges qui toujours attirent un regard surpris et curieux. Il y a les mains potelées aux doigts dodus comme de petites saucisses collées bout à bout. Les mains aux doigts enchevêtrés, croisés sous la tête ou jointes sur le prie-Dieu. Il y a les mains serrées par l’accueil généreux, la curiosité ou l’angoisse. Les mains parlent, les mains libres ne sont qu’un air.

Il y a les mains qui tremblent d’émotion ou de manque, les mains qui tremblent de froid. Il y a les mains arthritiques aux articulations noueuses, les vieilles mains qui ont perdu leur dextérité et leur capacité à saisir de fins objets. Il y a les mains nues, figées dans une pose factice, les mains pâles comme des mains de cadavres. Il y a la main sur le ventre pour retenir l’émotion trop prompte à sortir. Les mains rentrées dans les manches comme des moignons qu’on voudrait cacher. Et puis il y a la main servile, la main affamée, la paume en creux toujours tournée vers le ciel, celle qui reste vide.

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