« 13 Recto verso – Eurydice l’effraie »

RECT0 – Ce qu’Eurydice dirait

Ail’es dans le ciel de l’Arch’, ELLE’ Eurydice,

penchée vers la friche, là,… en juin, à midi,

ELLE, l’effraie surpris par le jour, oiseau de nuit, l’œil clos, noir iris,

sourde à l’appel de l’ombre insistante d’un Orphée ébloui,

ELLE, Euridys sous sa petite robe en duvet blanchâtre,

serres ouvertes, chhhhh…

Traverse un astre flashhhhh

Vol éclair du raclement rauque d’une gorge encavée depuis longtemps

En cette second’d’été, l’enfant-oiseau a chuté du perchoir,

os brisés déjà dans le sang roussâtre,

c’est l’effroi au pied de l’Arche.

Premiers roulements d’un tambour mémoire.

lA MorT,

pas pire dirait Eurydice,

que l’enfer, dans la noire cave saumâtre.

Proie des betteries du père, pourrir, et s’ébattre

à demeure, silenciée par la pieuse justice ?

lA MorT.

Ne jamais plus devoir s’éjouir du fumet des omelettes,

sexe percé, au milieu des rats, mes vomis, cris déchirés étouffés,

ni jamais non plus m’ébaubir de la mélopée d’Orphée,

tout à son désir, que vive ‘son Eurydice’.

Un niais attendri, un soupirant narcisse, qui devant son miroir embué,

Imagine déjà ‘son Eurydice’, frotter derechef

sa pile de chaussettes.

VERSO : « Conseil de quatre muets« 

Jour des « portes ouvertes » de l’espace Pelecq à Arudy, sur la friche de l’ancienne gare, au bas du pont de levage – dit l’Arche

VOIX 1 : un sculpteur sans dire mot, évide, un bloc de pierre d’Arudy.

VOIX 2, 3 et 4 : autres voix muettes, d’Orphée, d’Eurydice et de son père.

Eurydice, une jeune fille prise dans la pierre

Je suis l’ombre, de l’ombre d’Orphée

Il aurait pu être mon « mari amoureux ».

Le sculpteur

Orphée venait de se retourner, te condamnant définitivement, à plonger aux Enfers. Mais Virgile, dans Les Géorgiques – sa méditation poétique sur la beauté – t’a donné la parole : « Qui avait dit que je voulais te suivre, Orphée ? « Vem hade sagt, att jag ville följa dig, Orfeus ? »

Eurydice

Tu entends donc ma voix dans la pierre, l’artiste. J’ai dit encore davantage : « Je choisis de vivre dans l’Hades. Ce ne fut pas le serpent qui me choisit. Ce fut moi qui choisis le serpent. Je le vis dans la prairie entre les fleurs. Je désirai le venin. D’abord ici, au pays des ténèbres, j’ai la force de vivre ».

Le père (L’auteur.e ne sait pas où il se trouve à cette heure, mort ou vivant ? )

Pauvrette !!! Elle a choisi de mourir, s’est jetée dans le vide.

Incapable d’accepter les règles de l’existence. Je lui avais pourtant dit.

Et puis n’a même pas pensé à nous, sa mère et moi,

qu’ELLE aille aux enfers

Eurydice

Ainsi va la vie qu’à la fin elle se meure.

Orphée (au paradis)

Dans le reflet du soleil de midi, je t’avais jeté un regard. J’avais fait en sorte de te faire comprendre que je t’avais vue.

Eurydice

Le fait qu’il me tenait fort entre ses jambes, le fait que je n’étais pas sage et qu’il me demandait de rester tranquille, le fait que je voulais m’échapper mais je ne sais plus pourquoi, le fait je crois qu’à partir de ce jour, il a recommencé souvent, le fait que dès que je franchissais le pas de la porte, je ne savais plus si j’étais là ou pas, le fait que papa attendait de savoir ce que maman allait faire à manger, le fait que maman me demandait d’aller chercher des œufs dans la cave enterrée, le fait que les œufs baignaient dans la jarre en terre – le fait que pour aller dans la cave, il fallait prendre un petit couloir, le fait que dans le couloir il y avait des poutres, le fait que c’était sur ces poutres qu’étaient installées les jarres, le fait que j’avais une peur bleue parce que, il y avait aussi de gros rats sur les poutres, de très gros rats, le fait que leurs queues pendaient, le fait que maman mettait un produit dans la jarre et que les œufs se conservaient longtemps ainsi, le fait que je mettais ma main droite dans l’eau de la jarre pour prendre les œufs, le fait que l’eau faisait une drôle de pellicule blanche qui restait sur mes mains, le fait que je ne me suis jamais souvenue de ce qu’était ce produit, le fait que j’entendais maman m’appeler depuis la cuisine, mais qu’elle ne m’entendait pas depuis la cave…

Orphée

Tu voyais flou. Tu avais plongé dans l’infini sans repère.

Eurydice

Je me méfie encore de tout ce qui s’immisce, se contorsionne, glisse dans les interstices, le ni vu ni connu. Par exemple, quand je marchais et qu’une écume de poussière était tout à coup balayée par le vent, n’était-ce pas le signe avant-coureur de… ? de…Je ne sais quoi… Saurais-je un jour ? Ce souffle du vent, fugace, rien ne me permettait de saisir ce qu’il cachait ou tentait de m’indiquer. Etais-je la seule à prêter attention à ces poussières d’âme ? Le passage vers la mort est si discret, pas toujours perceptible. C’est bien dommage de rater, ce trouble frémissant, ce mouvement vers, cette bascule de l’être au non être et vice versa.

Orphée

Les Enfers ne sont pas le lieu de la libération mais celui de l’enfermement.

Euridyce

Garde tes affirmations pour toi, Orphée, contente-toi de profiter de ton paradis.

Le sculpteur

Par ma sculpture je jure, crache, qu’à la barbe de tes ancêtres, je te rendrai justice. Je redonnerai mouvement à ton mythe, balayerai toutes les versions qui voudraient faire croire qu’il n’y a qu’une Eurydice possible, celle qui suit Orphée.

Eurydice

Eh l’artiste, garde tes serments et travaille. Toute chose qu’on jure, arrive plus vite si on n’a pas juré.

Orphée

Ce samedi matin un peu avant midi, je l’avais regardée. Regard pile derrière omelette, et face devant ELLE. Sans lever la tête, ELLE traçait des lignes avec un stylo à bille noir, sur une feuille arrachée à son cahier. Et puis, ELLE avait sorti de sa trousse des petites épingles. Et, ELLE avait transpercé son dessin avec les épingles. Oui elle le transperçait, avec beaucoup d’attention même.

Eurydice

Là-bas, dans le rectangle du silence, près de la porte de sortie, ce dessin compil, griffonné sur un coin de table, en bois, esquisse, bout de papier nomade, gravure si l’on veut même, avec épingle sur dessin. Refuge. Langue dessinée, inconnue au bataillon du café. Sinon, quoi ? Battre en retraite, battre en brèche ?

Orphée

J’attendais debout à la porte du bistrot que mon père règle l’addition. Il taillait la bavette avec tout le monde au comptoir, surtout avec la patronne. ELLE, me tournait le dos, servait les autres clients. J’en avais profité pour m’emparer discrètement du dessin épinglé sur la table, et avait plongé dans la galaxie des minuscules traces de trous éparpillés partout sur la table en bois.

Le samedi suivant, après le repas, caché derrière l’arbre du jardin public – un marronnier je crois – Elle jouait à un, deux trois soleil. Derrière le tronc, je l’avais longuement regardée, respirée, dans l’ombre.

Eurydice

Demain, sous notre marronnier ombré, je m’arrêterai pour regarder le chardonneret picorer un vers de terre. Le soir, j’appellerai en murmurant l’ombre du petit animal rampant.

Le sculpteur

(réfléchit) … quelque chose qui aura à voir avec un réel réinventé…

Orphée

Ne regarder qu’un fragment. A partir de la ligne du cou ? Cou qui la découpe, recollé sur buste ravagé. Découpe piquante laissée par les coups. Son menton dessous qui déborde du trait. Ses lèvres – un U couché. Ne sent plus rien. Sa gorge – hurlements du dedans, tout en bas, dans la cave aux œufs rugby, dans la cave aux œufs battus. N’entend plus rien.  Sa chevelure – défaite par derrière. Ça tire, tire par derrière. Ça se défend. Les boucles d’oreille même, sorties de leurs gonds. Un angle, un V qui pique les yeux. Un V comme Venge. Ça gesticule. Une jambe tendue, dessous, dessus. Sa jupe-plis. Glissades à pic, rugueuses, soubresauts. Ca froisse, ça. Pliures, là où tout finit. Pas pourrir. Pas de suite, là.

Eurydice

L’omelette, sauf qui peut. Le coq crie, parade dans le poulailler. Moi brisée. Dans l’angle mort de la basse-cour, gratte le terre sèche déjà, sauvagement. Limaces en pagaille. Dévoration. Dévoration du cru. Dévoration humanimale, la foire d’empoigne.

L’omelette, cave noire. Mélange blanchâtre à la surface. Chaque 30 fructidor, un jour de panier de terre contre panier de fer. Un, deux trois, nous irons au bois, quatre six huit, cueillir des. Descente en enfer avec le panier à crabes familial. Battre le fer tant qu’il est sang. Mains et poumons qui cherchent, salivent et soufflent fort. Ça court, envoie du lourd, attrape par derrière, glisse par-dessus. Sur les côtés, de partout, par devant, par derrière. Là. Ici. Là en corps. Plus là que là. Moi pas là.  C’est dur, mou, dur et mou, encore, encore. Long temps, même sans être là.

Combat ovoïde, dans le noir secret des poils et des creux sans dehors, dans les dedans humides plein d’œuf battu, deux œufs effraie gros calibre. Glissade sur la bave dans la coquille nacrée. Ça fait mal. L’ordure a empoigné, ceinturé. Faute ! Le placage de cou, le croc en jambe, jeux interdits au rugby. L’arbitre crie. Hors-jeu ! Hors je ! Interdit strictement. Pénalité, mais trop tard. Face à lui, aucun lancer en touche possible.

But !

Froid glacial à jamais. Sans gomme pour revenir en arrière. L’adulte enfant, salie par une lave brûlante, celle de l’enfant vieux_ Le père_ le père tu n’es pas aux cieux, moi j’irai !

En remontant de la cave, l’anse, à portée de mains, a l’odeur, à f0rce.

Beaucoup de sucre, un jaune sans blanc. Battu au fouet dans le café au lait du matin. Fourchette, ou plutôt fouet de l’œuf battu. Mélange mousseux. Lui, une moustache sans poil. Il pourlèche, lèche son bol. Sa madeleine.

Orphée

Avant qu’ELLE, ne vienne s’assoir sur le banc, j’y avais épinglé le dessin. ELLE, l’avait découvert, sans surprise. A l’arrière de la feuille, en grand, j’avais écrit : « Toujours, je serai dans NOTRE ombre ». ELLE, avait caressé le drôle de visage dessiné sur la feuille, lentement, ELLE, avait regardé autour d’ELLE, vaguement, ELLE, avait plié la feuille et l’avait mise bien à plat dans sa poche, puis ELLE, était repartie jouer contre l’arbre. Un deux trois soleil.

ELLE, s’était retournée tout à coup, et ELLE, avait ri et crié :  Vu ! Si heureuse de l’avoir attrapée, NOTRE ombre.

ELLE et MOI, NOUS ne NOUS lassions pas d’attraper les silences et les oublis des sourds échos de NOS solitudes.

Eurydice

Promesses d’amours, n’ont pas reconnu mon désir de mourir, ni le regret impénétrable de mon enfance volée. « Pourquoi [Orphée] étais-tu si sûr de me chercher ici ? De me forcer pas à pas en arrière ? […]

Orphée

La ligne de sa frange courbe. Le bol de sa coupe à l’angle de ma vue. Facettes du soleil entre les jambes de l’Arche, un deux trois soleil.   Vu !

Une tête d’épingle, une tête d’épingle, un minuscule point sur l’Arche. Entre le pouce et l’index, je l’attrape. ELLE s’agrippe sans crampon, ça pique. Ça fait mal. Ça pique, suture en vrac, suppure, et plus…

Le sculpteur

(regarde l’article paru le lendemain du suicide de la jeune fille, extrait de journal froissé posé sous un galet non loin de lui et commence à travailler). Une jeune femme a grimpé, un jeune homme en bas l’observait, surveillance glissante du coin de l’œil, dans l’ombre mémorielle d’un paysage resserré, clos, enfermé. ELLE penchée au bord du gouffre à l’appel d’une chute possible – au moins d’un vertige – une perte dans l’installation, le panorama. Le passage éclair de quelques cyclistes. Orphée au contact du sol, dans tous les sens, dans tous ses sens,le vide au ralenti un instant, on ne regarde pas aussi loin, on ne regarde pas la mort arriver, on n’entend si peu les roulements de tambour des saisons

Orphée

Je n’ai d’yeux que pour les siens plein d’a-Larmes. Visage décomposé sous sa coupe pas de bol. Sourcils soupirs – accents grave et aigu. Cils bien comme il faut tout autour d’yeux creux. Tombent, roulent ses cernes dessous. Marques poignard. Ils ont vu le loup ses yeux, un loup pas empaillé, pas au musée. Pupilles hallucinées, nez bouché dégoûté, langue figée, exorbitée, dents du dessus, sans dent du dessous. Boucles à tête d’épingle. Sourdes oreilles. Moi, dans ma poche, mes doigts invisibles, tout contre son dessin, rectangle plié, éventail recroquevillé, dépinglé de la table du bistrotier, plié en quatre. C’eut pu être en huit.

Si ELLE saute, je meurs.

Le sculpteur

(continue de se re-raconter l’histoire et travaille de plus belle). Et puis, le bruit du vide. Plis sculptés dans la pierre pour saisir l’impalpable, du caillou faire rejaillir des cendres, graver mémoire avec de subtiles nuances de gris, sous l’ombre éblouie du soleil. L’air et l’infini de l’œil dans un espace abandonné, entre un paysage par-delà la colline et les montagnes, dilution de soi dans une archéologie industrielle conséquence d’un passé qui n’est plus, nature dans une fixité rouillée.

Euridyce

Souviens-toi ! Il te faudra entrer au fond des interstices de la spirale du pire, restituer l’incertitude, remonter le fil du temps, de voies sans issue, questionner le passé depuis le présent, défataliser cette histoire en suivant la trace des résistances.

Se fait entendre, enfer et contre tous ? Chaque jour, avec l’ombre de moi-même, je marche.

La pierre peut-elle sculpter une ombre ? Morte à mille feuilles, je me sens souvent très seule.

Courent les pieds nus, les coudes rocailleux, les ongles anguleux. Collent mes doigts, pianotent, tapent, rongent. Un vacarme sans loi, seule, seule.

Orphée

L’arbre du jardin, un marronnier, un peuplier, un platane, je ne sais plus. ELLE et MOI, dans l’ombre du tronc… Un, deux...

Le sculpteur

(observe les gens sur la place. Toustes heureux de cette journée festive à Arudy, piquent niquent, s’abreuvent…)… sur leur trajectoire, ces piétons et cyclistes dans leur liberté aveugle, se pénètrent de pensées en mouvement et oublient la mort – image fixe – ne retiennent que les échappées du vivant, des contractions épaisses de plaisir et, des tableaux successifs, accélérateurs ou ralentisseurs de sons, bribes dilatées de murmures intérieurs qui fredonnent, traversent les surfaces lumières, des espaces pour se perdre, errer, se déformer,

incidemment seulement, en déambulant, il lèvent la tête au risque de buter sur un caillou ou se cogner à des barrières décalées, le temps d’une perspective en mouvement, en couleurs ou en ombres,

incidemment seulement, un détail à la surface de ces plans successifs, un éclatement du presque rien, un puits sans fond en arrière-plan,

mais sur la hauteur de la plateforme, un aplat morcelé se réduisant jusqu’à un point éclaté, l’œil glisse, éparpillé dans l’infini, s’évanouissant, se dilatant, se reconcentrant, ressurgissant,  

Eurydice

Tout

en bas,

de la haut

des têtes d’épingle,

visages relevés vers

la lumière et le grand air,

le soleil, et moi, tout au bord,

du tout en haut, du pont de levage de

l’ancienne gare d’Arudy, dans les Pyrénées,

une arche en acier, vestige industriel très Tour Eiffel, 

sur une friche au cœur de la ville, une histoire pas seulement

carte postale noir et blanc sur fonds de nuages, et d’étourneaux,

non,

trépas

en cours

une bascule, pas

loin de la route, de

ses vrombissements

passages de voitures,

et autres engins motorisés,

mais,

en suspension,

un souffle, j’entends

tendre, joyeux et méconnu,

en bas de l’arche à l’acier rouillé,

un accordéon déplié, une fanfare Klezmer,

en haut, mes orteils écartés, qui s’agrippent encore

superpositions – ma peur, un soubassophone, la mort – ma peur, un saxophone, un violon, la vie – ma solitude, et une guitare électrique – mon absence à la vue de tous, et un roulement de percussions.

Le sculpteur

(tape, tape…creuse…). Une histoire plus très connue ou presqu’oubliée, un espace qu’on n’entend plus – grincement de la ferraille rouillée du pont de levage. On passe devant en voiture, tous les jours, plusieurs fois par jour même, l’histoire en mouvement perpétuel, bruits blancs et aveugles de moteurs sur routes, qui se superposent, à ceux du passage à niveau des trains d’alors.

(s’arrête un instant). Au bord de l’abime, dans sa petite robe achetée au marché, dans ses sandales mal attachées, ‘la petite du bistrot’ à l’avenir entaché, a si peu souri, si peu mangé, n’a dit mot. Son seule passe-temps, l’ennui et le vomi. Un peu le dessin quand même.

Ce jour, la lumière est l’objet même, elle n’est pas cette qualité abstraite qui rend les choses visibles, c’est un lieu lumineux peuplé de surfaces sans matière, sans fond, dans lequel ELLE, s’immerge.

Ce jour, l’espace n’est pas cette qualité concrète, qui donne une fonction à l’objet, il est le reflet mouvant qui répond à une logique de l’éphémère, qui fait entendre, donne à voir, à percevoir, à lire

Eurydice

Au bas de l’arche, un parterre de cyclistes stoppés dans l’élan, des ribambelles d’yeux exorbités, fascinés par ‘la funambule’, des bouches en apnée, des mains en casquette pour éviter le face à face avec le soleil, il est midi, le tournis, des cris, l’arythmie des cœurs b- si longues ces minutes, ces minutes juste avant la chute, juste avant de descendre les escaliers dans la cave, juste avant ce petit bruit des rats à l’affût, juste avant l’épouvante,

les yeux clos, me penche, je tombe au bas de l’arche en acier, je ne sens plus rien, être à vue pour une fois. L’ombre, elle, aurait pu me dire …

Orphée

…voilà, c’est fini, tout ira bien maintenant ?

Eurydice

En bas de l’arche, la vie me manquera-t-elle, j’ai attendu si longtemps que la voix vociférante et salement murmurante s’éloigne. Aucun être humain n’a empêché la prolifération des frétillantes queues de rats. J’ai tant désiré apprivoiser l’angoisse de vivre, ne plus penser, même avec un goût de sang et de sperme dans la bouche, 

en haut de l’arche, les yeux fermés, je dansais encore. La fanfare ne jouait plus, même pas peur, j’oubliais déjà les images des yeux libidineux et complices des clients du bistrot, ceux de mon père qui me bécotait alors que ma mère faisait la vaisselle,

en bas de l’arche, ils me verront crever en direct.

Ce jour, mon corps, voix-oreilles et yeux-miroirs, effleure l’irreprésentabilité d’un drame humain universel, dans un espace confiné entre vivants et morts

L’ombre d’Orphée me regarde, suspendue dans le déséquilibre – un souffle léger dans ma coupe bol – c’est ma mère qui me coupait les cheveux – je n’ai pas de chapeau,

alors, sur l’extrémité du terrain vague, à quelques mètres derrière moi, une porte de hangar taguée s’ouvre, il est midi passé, une masse d’étourneaux – parchemin mouvant – virevolte à ciel ouvert, s’engouffre à l’intérieur, en ressort. Je les suis encore un peu du regard au bord du vide. Avec eux m’envoler, fuir les prédateurs,

alors, un petit vent frais s’élève, flotte dans ma robe, et une banderole de nuages blancs se déplie au sommet du pic d’Ossau. En bas de l’arche, les NONS de l’assemblée de cyclistes à l’arrêt, dévastés, aspirés, affolés, 

en face de moi, encore, entre deux angles d’immeubles, la perspective d’un rayon de soleil, et, dans un coin à droite, un couple de jeunes, les bras de l’un autour du cou de l’une, le blanc de leurs peaux sur le noir de leurs vêtements, et, au hasard au milieu de la foule, le toucher d’une main sur une bretelle de sac en tissu, comment cette main, la gauche, caresse la bretelle du sac et l’enroule nerveusement entre ses doigts, comment l’autre main, la droite, sortie d’une poche, se réfugie sous le sac tissu, une sorte de fourreau, et, comment je baille, et comment l’ombre se met à bailler aussi,

c’en est fini du jeune homme derrière ses lunettes qui venait parfois le samedi au bistrot et me regardait assis à la table du fond,

je n’aurai pas la joie d’enterrer mon père, ni de voir ma mère vieillir en EPAD – oh que je suis fatiguée – la fanfare ne joue plus – donc- alors – fini – Un deux trois soleil – j’ai froid, j’ai chaud.

Un suicide dit-on, je ne sais, je ne sais pas si je suis là ou pas, ça crie, ça s’agite, ça appelle les secours. Je vois sans voir, sur le vieux rail de la gare en berne, surgir un train, il traverse l’arche, me traverse, bruits de sifflements et d’acier rouillé, carambolage au niveau de l’ancien pont de levage de la grande époque, les pierres bleues d’Arudy, se cognent, rugueuses, coupantes, noires,

en transparence à cet instant, les hurlements étouffés des convois d’antan, ampliations, extensions de tous les renoncements de l’humanité, surtout ceux d’aujourd’hui qu’on n’attend le moins, amoncellements de corps, brûlés, putréfiés, et, au milieu de ce fatras innommable, l’enfance perdue, larmes insolubles de petite fille au sexe ravagé, qui dit sans pouvoir dire, qui dit déjà beaucoup.

Lieu déserté, assez vaste pour permettre de chercher en vain, assez restreint pour que toute fuite soit vaine. Georges Didi-Huberman  » L’homme qui marchait dans la lumière »

A propos de Yael

Je me balade entre théâtre et écriture. Avec le Tiers livre, j'ai envie de me surprendre, de jouer plus ! Sinon souvent scotchée de réaliser comment l’invisibilité finit toujours par poindre et surgir avec fracas. Je voudrais incarner par l’écriture ce trouble profond. Plus que jamais aujourd'hui. "Un dimanche à Auschwitz," Yaël Uzan-Holveck (orchestration d'extraits d'interviews) et Laurent Wajnberg (photographies), éd. de l'Aube, 2003, réédition 2024

3 commentaires à propos de “« 13 Recto verso – Eurydice l’effraie »”

  1. Une direction prise déjà lors du texte #11 Seï Shnagon #, vers peut-être le fantastique. Le langage des oiseaux, de l’effraie. Une dérive ou un apport ?

    Le détournement à ma guise du mythe d’Orphée et d’Eurydice – IL et ELLE nommés cette fois. Eurydice se détourne de son plein gré, choisit la mort. Un recto-verso.

    Et aussi envie de m’amuser et de rire

    INSPIRATIONS : Laure Gauthier et…

    RECTO
    – Cocteau : Dans sa version théâtrale du mythe d’Orphée et Eurydice – « Il ne cherche pas à présenter le mythe grec en tant que tel mais à le transposer dans son époque et ses préoccupations. Il convoque la mort sur scène, pour la regarder en face : Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient. Ne le dites à personne. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir, et vous verrez la mort travailler, comme des abeilles dans une ruche de verre. »
    – Philippe Jaccottet : poème « L’effraie » – 1953

    VERSO
    – Villon – « Le petit Testament »
    – Poésie Ebba Lindqvist – « Qui avait dit »
    – Rabelais (Le Tiers Livre – Comment Pantagruel recommande le conseil des muets- Chapitre 19. Œuvres complètes éd du Seuil, 1973
    – Une citation de Georges Didi-Huberman dans « L’Homme qui marchait dans la couleur »

    SON
    Le cri de l’effraie si j’avais su vous faire entendre

    IMAGES
    Œuf de Tyto alba affinis – Muséum de Toulouse.
    Jérome Bosch – Tentation de St Antoine parce que l’oeuf encore 

  2. Quel beau texte, (qui prend plus de sens quand on a lu tes précédents), un vocabulaire extraordinaire dans la première partie. Des mots qui font chanter les voix. D’ailleurs (est-ce l’effet Cocteau…), je vois ce texte sur une scène, j’entends des voix de femmes, une récitante, des chœurs. Je me suis fait mon mythe.