à ce stade de la nuit
recto
à ce stade de la nuit, il fait trop chaud et je ne dors pas. Ne reste que la pensée qui vient prendre la place du rêve dans lequel je voudrais me noyer. La pensée parasite, la pensée vaine, celle qui ressasse, remonte le temps, les impressions, les effets, les mauvaises décisions, les regrets. La pensée en tous points stérile, qui ne fera rien avancer, qui ne changera rien, qui confine à un cauchemar éveillée parce que, bien sûr, elle semble inarrêtable, elle consume mon envie de dormir, mon besoin de dormir.
à ce stade de la nuit, je me relève, je décide de sortir, voir dehors si la nuit a apporté un peu de fraîcheur. La lune est levée. Elle éclaire, la végétation asséchée était devenue jaune : cette nuit, elle semble d’or, on ne pense plus au manque de vert. Pourquoi avais-je envisagé de dormir, alors que la beauté est là, dehors. Je m’attarde, debout, cherche des oreilles l’oiseau qui ne dort pas non plus et ponctue l’air de son chant en pointillés. Il y a des odeurs de plantes chauffées, les murs restituent la chaleur accumulée dans la journée, un lézard en profite pour ne pas dormir.
à ce stade de la nuit, il faudrait décider de ne pas rentrer, de partir, de laisser derrière soi ce que les pensées plus tôt ont soulevé. Je sais que je ne le ferai pas, je sais que je n’aurai pas ce courage là, celui d’abandonner confort et habitudes, rituels et concessions, bien sûr je me dis que c’est trop tard, bien sûr c’est trop tard, qu’il aurait fallu, que j’aurais dû, que j’aurais plus, que j’aurais moins, que dire aurait été une possibilité, que soulever la chape de silence aurait peut être pu…
à ce stade de la nuit, je m’en fiche. Je cherche un autre train de pensées, une autre source de ce qui pourrait devenir un rêve éveillé, qui chasserait le cauchemar, l’empêcherait de surgir. J’ai trouvé, je vais penser à demain, demain oui, le jour où il pleuvra – la météo l’a annoncé -, le jour où je choisirai de peut-être ne pas me lever, pas tout de suite, parce que, peut-être, je me serai endormie à un moment du petit matin, parce que, ce jour là, il y aura une autre nature, une autre montagne, lavée, nettoyée des scories des vents du désert qui ont soufflé jusqu’à ma maison, mes murs, mes arbres.
à ce stade de la nuit, je ne peux pas rentrer dans la maison ; ou alors juste un verre, ça aide à dormir. De toute façon, pour le moment, personne pour regarder d’un œil de reproche, personne pour faire comme si le conseil était indispensable, personne pour ironiser avant d’abandonner, de me laisser seule.
à ce stade de la nuit, je décide de ne plus être en colère. Je veux de l’apaisement, je veux des pensées à l’opposé de celles qui m’ont hantée plus tôt. Alors, voyons. Se forcer, un peu. Les écureuils, oui, c’est ça, jolis. Ou bien, plus tard plus haut, les marmottes, les bouquetins, les couleurs de fleurs qui varient en étages d’altitude, jaunes tout en bas, puis rose, puis bleu puis blanc. Irai-je encore jusqu’au blanc ? Demain qui sait
à ce stade de la nuit, il faudrait retourner au lit, il faudrait que j’oublie que je sais que si je ne dors pas, la nuit aura gagné. À ce stade de la nuit, je reprends le livre abandonné sur l’oreiller vide près du mien, la page est restée marquée. Page 106. À ce stade de la nuit, je sais déjà que le livre sera fini avant l’aube, que je n’aurai peut-être pas dormi, mais que demain, après la pluie, j’irai voir là haut, j’essaierai d’aller jusqu’au blanc.
Verso
Hitchcock . Le crime était presque parfait
Fin des années 60.
Permission de 23 heures. Pour minuit, on verra plus tard.
Il faut prendre le bus, le 38. Encore à plate-forme, le contrôleur qui tire une chaîne – genre chaîne de chasse d’eau, ce qui nous faire rire tous les matins – qui déclenche une sonnerie qui fait démarrer le chauffeur qui à son tour actionne une autre clochette pour que les piétons qui se sont aventurés devant sa calandre s’écartent. Pas de voies réservées, le bus quitte l’arrêt, se décale sur l’avenue et se taille le passage prioritaire auquel sa grande taille et son devoir de transport l’autorisent. Il ne clignote pas, pas la peine.
Je l’ai attrapé au vol, bien entraînée pour sauter directement sur la plate-forme, dans l’élan de la course que la vue du bus approchant a déclenchée. Rendez-vous devant le Champollion, séance de 8h, Hitchcock, Le crime était presque parfait. Mon premier film en 3D, il paraît qu’on y croit, que le relief est bien là. C’est déjà un vieux film, à l’échelle de notre jeune âge. On a l’habitude de courir de salle en salle sur le Boulevard Saint Michel : un prof absent, une séance, on utilise l’argent de poche qui reste et, s’il le faut, on ira au lycée à pied la semaine prochaine, ou on négociera un supplément.
Un polar Hitchcock, ça se voit le soir, la nuit. On y est, la bande entière. Certaines ont même la permission de minuit. Les veinardes. À la caisse, on distribue les lunettes spéciales avec les tickets. Monture en carton, un ‘verre’ en plastique rouge, l’autre en plastique bleu. Une dame devant nous refuse l’objet en disant qu’elle a déjà les siennes, de lunettes, pas la peine d’en avoir deux paires. Elle s’assiéra au premier rang et râlera que c’est flou.
S. demande si on pourra les garder après. La caissière acquiesce.
On a déjà les lunettes sur le nez, pitres à la vision troublée… nos reliefs à nous sont effacés. Nos couleurs aussi. L’auburn de S., le blond de M., les carreaux de ma jupe en lainage,… Étrange effet. De toute façon, le film est en noir et blanc.
On se serre sur une demie rangée, on rit encore, le film démarre.
La paire de ciseaux brandie par Grace Kelly pour se défendre transperce la salle entière, brusque recul de tout le monde dans les sièges, j’en ai senti la pointe, je crois. La dame devant ne sait pas pourquoi on a crié : elle trouve le coup du ciseau ridicule, elle doit le voir mou.
Lumières de l’avenue à la sortie. Gibert est fermé. Ça nous fait drôle. Certaines habitent tout près. Si j’attrape un bus tout de suite, je respecterai la permission de 23 heures. Sinon… je vois encore la grâce de Grace Kelly, ses robes, son regard de petite fille apeurée au milieu des hommes. Et ses ciseaux. Qui la sauvent.
J’attrape le bus en courant. Sinon, ce ne serait pas drôle. Je saute une fois de plus sur la plate-forme. le contrôleur tire sa chaîne, la sonnerie fait démarrer le chauffeur, le bus quitte le trottoir. Il y a moins de monde, moins de voitures. Là où je vais, il y en aura encore moins. Il me faut sept minutes de l’arrêt du bus à l’entrée de mon immeuble. J’ai déjà peur.