C’était il y a longtemps – loin dans notre enfance – Mon frère et moi étions dans une immense forêt – quelque part en son cœur là où rien d’autre qu’elle ne peut être perçu – L’obscurité était épaisse – la nuit profonde – toutes choses enveloppées d’une fine et froide brume d’automne – Au dessus de la canopée nous devinions quelques étoiles et le pâle halo de la lune parvenait avec peine à dessiner sur le sol quelques fantomatiques contours auxquels nous nous repérions pour progresser – Nous étions dans cette forêt que nous connaissions – nous habitions depuis toujours à sa lisière – Elle n’avait pas de secrets pour nous – Mais cette nuit là la familiarité qui nous liait à elle – aux arbres – aux chemins de terre – de pierre – aux cailloux – aux petites butes – aux creux – aux odeurs d’humus – de champignons et de fougères nous fut soudain ôtée – Sans que l’on sache comment ni pourquoi – ne reconnaissant plus rien – nous étions subitement perdus et la peur me saisit comme une main se refermant sur ma nuque – D’un espace familier – bienveillant et limité – le monde soudainement devint sans limites – inconnu – hostile – L’espace autour de moi qui d’ordinaire m’étayait s’était métamorphosé – me plongeant dans un désarroi que je ne pouvais nommer – Privé de centre – sans plus rien autour à quoi me raccrocher – Prenant la main de mon petit frère dans la mienne je me tournais vers lui et vit la peur sur son visage en même temps qu’une volonté fragile mais courageuse de me cacher son effroi – « On est surement allé trop loin – lui dis je – faisons demi tour – on va retrouver le chemin. » – Sans me répondre il exerça une pression sur nos mains intriqués qui disait : « T’inquiètes – on est ensemble – ça va aller » – Nous fîmes demi tour et marchâmes en silence – sans se lâcher des mains – guettant le moment de la rassurance – quand nous reconnaîtrions le chemin familier – mais ce moment ne vint pas – Au lieu de revenir sur nos pas nous eûmes l’impression étrange de nous enfoncer encore d’avantage dans l’obscurité et l’inconnu – Cela faisait longtemps maintenant que nous étions partis – Nos parents devaient s’inquiéter – nos corps commençaient à fatiguer – les muscles de nos cuisses nous faisaient mal ainsi que nos pieds ce qui redoubla notre angoisse – Nous avions déjà perdu la rassurance du monde c’était à présent notre propre être qui menaçait de nous abandonner – Je sentis la panique s’élever du fond de mon ventre – remonter dans ma gorge – et je savais que mon frère éprouvait la même chose – sa main me le disait – cette main si précieuse qui nous faisait être deux et par cette force l’un de l’autre nous permettait de contenir la montée de l’effroi – Nous savions que le meilleur moyen de nous en sortir était de refaire le trajet en sens inverse pour revenir à la source de notre promenade – Malgré le fait que nous ne reconnaissions rien autour de nous cette certitude de faire ce qu’il fallait – daller dans la bonne direction – nous rassurait – Quelque chose cependant n’allait pas – Nous n’en prîmes pas immédiatement conscience tant cela au début était subtil – mais à force de ne pas voir arriver le bout du chemin – la sortie de la forêt – nous perçûmes que celle ci n’était pas fixe – qu’elle se déplaçait avec nous – que nous marchions en son cœur comme sur un tapis roulant inversé qui quelque soit nos efforts nous empêchait de progresser – nous laissant seulement l’illusion de faire des pas en avant – Peu de temps après avoir identifié ce phénomène j’ aperçu grâce à mon frère qui fit pression sur ma main et dirigea mon regard vers la masse des arbres sur notre droite – au loin – la lueur d’une torche – puis deux – trois et bientôt tout un groupe – qui se rapprochait – Des voix s’élevèrent depuis les torches brandies – Elles nous parvinrent comme de très loin – lancées depuis un monde lointain qui tentait de nous ré arrimer à lui – Ces voix nous appelaient par nos prénoms – Nous courûmes dans leur direction – mais nos corps ne faisaient pas un seul pas en avant – la forêt courait à notre rythme pour nous garder à l’intérieur d’elle même – Dans l’espoir de rejoindre les torches nous nous épuisâmes à combattre cette force d’attraction qui nous tirait en arrière – Je me mis a crier de toutes mes forces – mon frère en fit autant – mais aucuns sons ne sortirent de nos bouches – Elles étaient grandes ouvertes mais silencieuses – nous étions devenu muets – Les torches se rapprochaient – arrivèrent à notre hauteur – mais les personnes qui nous cherchaient ne nous entendaient pas – Et nous comprimes qu’elle ne nous voyaient pas non plus – Elles nous dépassèrent en continuant de nous appeler – puis s’éloignèrent jusqu’à n’être plus qu’un faible écho dans les profondeurs de la forêt où nous étions terrifiés de nous voir ensevelis – Pris de panique nous arrachâmes à nos corps leurs dernières forces dans un élan désespéré pour distancer la forêt – Jamais nous n’avions couru si vite – Et soudain nous vîmes les fenêtres éclairées de notre maison – là bas – au bout du chemin – encore lointaines mais tellement proches – La seule vu de la maison ré animait tout notre monde – ce fut comme si tous les atomes de nos êtres – rongés par un néant qui était en train de nous dissoudre – d’un seul coup se rassemblaient – faisant corps – nous rendant l’habitabilité du monde – Nous nous précipitâmes tambourinant de nos poings sur la porte – Nous entendîmes des pas précipités à l’intérieur qui descendaient en toute hâte l’escalier menant des chambres à l’entrée – La poignée de la porte tourna – Notre père apparu sur le perron – Il nous regarda avec surprise et après un court instant de silence nous demanda : « Vous cherchez quelque chose messieurs? »
Codicille : Je fis ce cauchemar il y a de nombreuses années. A l’origine, mon frère n’y apparaissait pas, j’ y étais seul. Je lui ai fait une place dans le récit d’aujourd’hui pour respecter la consigne du « nous ». Ajouter ce deuxième protagoniste à un rêve d’absolue solitude a été une expérience intéressante, soulignant l’importance du lien face aux gouffres de la solitude ontologique. A l’époque où je le fis, je tirais de la chute de ce rêve un conte pour pré ados qui servit de base au premier tome de mon roman jeunesse Magnus.
Beau et terrifiant, merci beaucoup.
merci à toi Clarence. 🙂
j’ai saisi vos deux mains pour tenter d’amasser un peu de « rassurance » au fur et à mesure du récit, mais j’ai eu autant peur que vous dans ce récit haletant et terrifiant
et j’ai été saisie par cette phrase : « la forêt courait à notre rythme pour nous garder à l’intérieur d’elle-même » t
le rêve à l’intérieur de la tête, alors comment sortir de la spirale, du noir, de la forêt qui n’a pas de fin ?
merci Laurent pour ce voyage
Merci pour la main, c’est toujours le lien qui sauve. 🙂
Absolument terrible et magnifique. L’idée de cette forêt qui se déplace avec les enfants et cette écriture de la peur. Une quatrième dimension terrifiante…UN GRAND MERCI ! j’aimerais me procurer le roman de jeunesse.
Merci beaucoup de votre commentaire Emilie. Pour le roman jeunesse, je dois vous prévenir qu’ il est sans lien avec ce cauchemar. Je n’ai gardé que la chute , à la toute fin du tome 1 : La perte d’identité, pour introduire l’objet de la quête. mais hormis ce disclaimer, je serais très heureux que vous me lisiez. Encore merci à vous.