#Boost # 11 ter | Trois états

Femme prenant de l’âge

C’est ce que je croyais au début : on ne peut s’en sortir qu’ensemble. J’ai beaucoup marché, suivant une sorte d’accord tacite : sortir du groupe, c’est risquer d’attirer l’attention et ce n’est pas le moment. A force de se fondre dans l’acceptation, ce n’est plus le moment. Petit à petit, le visage s’ancre dans la disparition à venir, même si je tente de le retenir encore un peu. C’est comme si un bandeau voilait mes yeux, m’obligeant à marcher approximativement. A tâtons : c’est ainsi qu’on retombe en enfance et qu’on se débrouille pour se relever en s’accrochant à des strates de mémoire, au hublot d’une machine à laver, au bord du coffre à jouets qui ressemble à un cercueil dans un couloir, aux ruines d’une ville atomisée. Avant la longue marche, on me faisait déjà savoir que j’étais identifiée quand on me cédait une place dans les transports en commun, comme quand j’étais enceinte. Merci, mais je peux rester debout, je marche encore, même en paraissant faire du sur-place. Rien n’est grave à présent : on y va. J’ai échappé au pire, plusieurs fois, dans des circonstances tellement différentes. Protégée par ce qui s’écrivait à l’intérieur. Un fil si fin qu’invisible, jamais rompu. Aujourd’hui, quoi qu’il arrive, je serai au rendez-vous de l’impensable, précédée par ce parfum de roses dont je ne distingue pas l’origine et il est trop tard pour remonter à la source : on nous inflige l’accélération dont je ne veux pas être prisonnière. On me pousse dans le dos, on me chasse mais je ralentis encore le pas, ce qui a le don d’exaspérer les donneurs d’ordres. Je me concentre sur l’origine des roses qui fleurissent dans mon sang et sur la respiration elle-même.

Jeune femme

Je piaffe d’impatience : pensant à tout ce qu’il me reste à faire alors que je suis là, avec d’autres, contrainte au ralentissement autant qu’à l’accélération générant la perte des repères. Si je pouvais, je quitterais le groupe, j’escaladerais les parois, je ferais une cabriole pour attiser le désir, je peindrais mes lèvres et mes ongles en rouge, et, consciente de mon pouvoir, prêtresse du regard, je dévoilerais lentement un visage éblouissant. Mais rien du tout : la nuit dans laquelle j’essaie de fuir avec d’autres anéantit les couleurs, les possibles. Même les sons meurent d’étouffement. Je ne vais pas en rester là : il me faut protester, danser, chanter, transformer tout ce que je touche comme avant l’arrestation. Tout près, les autres acceptent vite de faire un pas après l’autre, comme on obéit à un ordre invisible. Je ne peux pas, c’est insupportable : je vais m’évader, prendre la tangente, imaginer un spectacle vivant autour du visage et de la liberté, comme jamais personne n’a osé le faire. Je vais inventer un poème déchirant que je lancerai dans la nuit. Quelqu’un me reconnaitra, me sortira de là. M’écoutera. Et moi aussi, je le reconnaitrai, il s’appellera nouveau jour, aube, lendemain qui chante à présent. Mais quelqu’un d’autre chuchote à mon oreille : calme-toi, rien ne sert de s’agiter, ils auront le dernier mot. Non, tout mon sang bataille au-dedans et je respire les roses enivrantes en les imaginant jusqu’à les voir tant que c’est encore possible. Au bout des laisses, les chiens dressés pour tuer attendent en aboyant.

Petite fille

Perdue. Séparée. A qui faire signe ? Quelqu’un m’a vue, appelée ou peut-être reconnue. Je ne sais pas ce qu’on me veut. Je suis restée immobile. Statue de moi-même. Minuscule. Comprendre ce qui m’arrive, retrouver les miens même si les miens auxquels j’ai été arrachée n’ont pas appris à exprimer ce qu’ils ressentent, il parait que ça ne se fait pas. Ils sont si loin à présent. Les autres sont là et marchent avec leurs soucis sans me voir. Je suis si petite. Je voudrais bien qu’on me prenne dans les bras, qu’on me réchauffe, qu’on me raconte une histoire à dormir debout, qu’on me berce, qu’on me console des chagrins dont j’ignore la source. Mais je suis là, un peu à l’écart, résistant au flux des corps qui emportent tout sur leur passage. Si mal aux pieds, au cou, au cœur. Je saute à pieds joints sur les rails, ils me font courir pour rejoindre ce qui m’attend. Je voudrais bien manger la tendre mie d’une tartine préparée par ma grand-mère, ou cueillir et respirer comme avant les églantines qui poussent au bord de la vieille allée, ou donner la main à ma mère. Mais le bruit, les cris habitent la nuit et je ne peux plus bouger : dans la file d’attente, une femme me regarde. On dirait ma grand-mère. Ou ma mère. Elle me fait signe et je ne sais pas ce qu’elle cherche à me dire. Les restes d’une belle chanson flottent au moment de la descente et ça dit : marions les roses. Les pétales rougeoient au lointain, on me pousse dans la file d’attente, le parfum est dévoré par une odeur étouffante que je remplace aussitôt par le rosier grimpant dans lequel je me fonds en approchant de la fin.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “#Boost # 11 ter | Trois états”

  1. au fond toute une histoire de quête, celle de la reconnaissance, quel que soit le moment de la vie
    et au plus loin, à rebours dans le temps, cette scène où elle saute à pieds joints sur les rails, et ça en dit si long…
     » Je suis si petite. Je voudrais bien qu’on me prenne dans les bras, qu’on me réchauffe… »

    merci Christine pour l’intensité et le parfum des roses..

  2. « Protégée par ce qui s’écrivait à l’intérieur…. » quel souffle de vie….merci !!