#Boost 11 #11bis #11 ter | Nuit d’été

Nous voulions entrer dans ce trou noir. Cette forme d’absence où la présence se révèle plus intense. Nous étions sur le haut du chemin, avions longuement attendu que la nuit nous enveloppe, pelotonnées toutes trois contre un gros rocher de granit en plein cœur de notre forêt. Nous avions juré. Emy, se tenait à ma gauche. Sa main était si menue que l’on aurait dit une aile de papillon que je n’osais serrer trop fort de peur de la briser. Elle était vêtue d’un pantalon et d’un pull blancs. Gina la plus âgée, flottait dans un jean trop large dont les poches débordaient de pierres ramassées çà et là, et me tenait l’autre main. Je ne savais pas trop ce que je faisais là, ni quel âge je pouvais bien avoir.

Nous avions une consistance de chair de fantômes. Tout était flottant et nous aurions pu nous tenir en équilibre à un mètre du sol sans que cela ne pose le moindre problème. Notre existence était aussi étrange qu’un poème d’Emily Dickinson, aussi hallucinée que les vers qu’elle déposait sur des feuilles volantes ou au dos d’enveloppes décachetées. Certes, nous n’étions pas dans un film d’Alfred Hitchcock, mais les images qui se succédaient n’avaient pas toujours beaucoup de cohérence. La forêt aurait tout aussi bien pu être un cimetière, ou d’une façon plus étrange encore un sanctuaire au cœur duquel nous demeurions. Des statues auraient pu se tenir érigées sur le pourtour afin de signaler l’emplacement de ce lieu que notre présence apparentait à un songe. Un globe vitré aurait pu contenir l’ensemble avec les âmes resserrées à l’intérieur. Et l’on aurait pu tout secouer et faire retomber des pensées, des mots comme citoyennes du paradis, une présente éternité, la vision prodigieuse. Entre le dedans et le dehors une forme d’osmose régnait. Nous nous tenions à notre carrefour de nuit, sans émoi autre qu’une impatience à passer le gué de notre décision, de notre choix de traverser des peurs et de les vaincre. Une entrée dans l’obscur, comme une plongée dans une autre langue sous l’oraison du ciel nocturne.

Je veux saisir le moment exact où la chenille se métamorphose en papillon, pensa Emy. Est-ce maintenant, dans cette nuit, que je vais vivre cela? Non savoir quelle chenille je suis, mais bien quel papillon je vais être. À quel moment mes ailes vont vraiment se déployer et donner de leur lumière… Je veux traverser cette nuit comme on traverse un poème: insouciante aux premiers mots, puis ressentir une brûlure au fur et à mesure de l’avancée, s’abreuver au rythme des syllabes, entrer dans un face à face avec les mots, céder à la puissance du poème celui qui, dans une fulgurance, te révèle autre. Ici, dans cette obscurité, conclure un pacte avec le silence et la nuit et vivre l’intensité du moment, de ce qui doit être et dont je ne sais encore rien. Le rocher où je suis appuyée, comme la chenille sur une branche, me donne une limite de moi-même, je touche une de mes limites, et j’ai moins peur. Mais il y a un appel clair à se détacher du bloc de pierre, à creuser la nuit et pénétrer cet autre univers.où tisser son chemin en restant invisible. À la force de l’âme, avancer. Je suis une hermine. Je souhaite que la nuit fasse déborder ce qui coule en moi comme une rivière. Gina et la petite ne me gênent pas, elles sont juste là pour me permettre d’être, pour accompagner la métamorphose espérée et en être les témoins. Nous formons un trio étrange. Personne ne parle. On se tient là comme des âmes en attente d’un paradis sans savoir si on va le dénicher.

Une fois la nuit bien incrustée au faîte des pins, nous fîmes ce que nous avions prévu: tourner sur nous-mêmes suffisamment longtemps pour ne plus rien savoir du chemin qui nous ramènerait à la maison. Rien ne pourrait nous guider. L’instinct peut-être. Les talons éperdus s’enfonçaient dans la mousse alors que les sourires ne ridaient plus nos bouches. Liées par nos mains enlacées, nos pas entreprirent une sorte de danse nocturne. Il y eut quelques frissons lorsqu’une ronce s’agrippa, puis un petit cri au frôlement d’une jambe par quelque chose dont nous ne sûmes rien. Nous étions dans l’amnésie du chemin à retrouver. L’envie de la peur, de se prouver notre capacité à nous débrouiller seules, nous poussaient à avancer. Mais moi je ne savais toujours pas la raison de ma présence avec elles. Il fallait descendre disait Gina, car la maison était en dessous de la forêt. Le tout était de descendre du bon côté de cette colline. La nuit était austère, de ces nuits de placard où rien n’a de consistance. Au fur et à mesure de l’avancée, les arbres se raréfiaient: nous nous retrouvâmes face à une étendue d’herbe: il fallut se glisser sous une clôture de barbelés où quelques cheveux furent accrochés. Et là, nous relevant, nous vîmes ce que nous n’avions jamais vu: un lever de lune. Une grosse boule rougie qui s’éleva de derrière la forêt dont nous venions d’émerger. La lune se détachait et grimpait doucement éclairant l’espace nocturne d’une douceur solaire.

Je vois une boule de feu, dit Gina. C’est un anneau de vie que je mettrai autour de mon annulaire. Il irradiera et ma peau brillera. C’est un globe suspendu comme une goutte au bord de la surface de la terre; il monte comme un ballon de baudruche sous la délicatesse d’un souffle d’enfant. Je vois briller de minuscules pattes d’insectes qui se déplacent dessus. Je vois comme une toile d’araignée dans un coin. C’est un miroir et je vois mon reflet entre les gouttes. Je vois le soleil et je sais que c’est impossible dans cette nuit; je sais bien que c’est la lune. Je sais mais je vois autre chose. Je vois ce qu’il m’est utile de voir. C’est un flot de lumière qui est offert. Que vont faire les oiseaux ? Nul ne chante. Ils savent que c’est encore la nuit. Sous mes pieds c’est la nuit. Au-dessus de moi c’est un flamboiement de lumière rouge. Ma peau me brûle. Les arbres sont des bougies. Je veux être une bougie qui diffuse une lumière qui n’a jamais été.

Cela nous parut irréel et l’avons vécu comme une sorte de miracle. Gina aperçut la maison tout en bas et nous indiqua comment rejoindre le chemin qui nous y conduirait. Nulle excitation mais un sentiment de paix. Le retour comme en apesanteur. Emy flottant comme une pâquerette et Gina qui n’était plus là à mes côtés à l’arrivée. Devant la maison, des adultes, assis sur des chaises en paille, regardaient le ciel dans l’attente d’étoiles filantes. Je ne savais toujours pas qui j’étais et ce que je faisais là .

J’aurais bien voulu parler mais aucun son ne sortait de ma bouche. Je ne comprenais rien de ce qui s’était passé. J’avais la curieuse sensation que l’on ne me voyait pas. Je marchais devant eux mais je ne semblais pas exister. Étais-je vivante ou bien morte? Qui appartenait au rêve et qui faisait partie de la réalité ? Emy et Gina s’étaient évaporées et je n’aurai rien pu décrire de la métamorphose qui venait de se réaliser, comme une invitée à une fête d’anniversaire qui n’a pas apporté de cadeaux et se tient en retrait, comme si j’étais restée dans la marge du rêve. J’étais et je n’étais pas. Il m’apparaissait qu’elles étaient issues d’un autre monde, dont je n’avais pas les clés, et y étaient retournées. À mes pieds, comme en un champ d’échos, une pierre avec un coquillage incrusté et un court fil de laine blanche posé à son coté.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.