C’est un chemin que je voudrais refaire avec toi
un mot un nom sur la devanture d’une vieille
boutique fermée depuis trop longtemps
la devanture en bois de l’ancien Café des sports
les lettres de son enseigne enlevée c’est à peine
si l’on y perçoit encore la forme et la traces des
lettres
anciennes ce café a toujours été sombre
une forme de joie incompréhensible de trouver
cette maison où j’ai passé mes étés et de la retrouver
après la traversée du village déserté elle est encore habitée
et mieux que sait qu’on travaille à l’agrandir la modifier
la transformer elle est encore en vie
debout
nous avons la passion de la durée nous qui mourrons vite
village sinistrée une boulangerie deux boucheries
avec ma grand-mère plus loin sur la place de l’église
pour une tailler une bavette
une scène qu’on a gardé
en mémoire malgré tout tout les reste est fermé
comment ne pas voir
ces panneaux à vendre
le garage Renault
bar magasin de chaussures les salons
de coiffure
encore deux ouverts Sylvie et Arno Coiffure
et c’est tout un pan de notre mémoire qui surgit
s’effondre en nous en fait Celerain magasin
de chaussures tout le reste est fermé
retourner là bas tu sais le long de ma rivière
juste assez pour fleurir la tombe le temps de déjeuner
un chemin dont enfant je connaissais chaque pierre
chaque touffe d’herbe chaque fossé tous les champs
où j’ai passé tant d’été de vacances
je passais des heures entières à pédaler
sans interruption sur ma machine
pour ne pas mettre pied à terre
le vélo était bien trop grand pour moi et les ressorts
grinçants de la selle je dominais le paysage
le chemin se profilait devant moi rêveur perdu
dans mes pensées je me parlais à voix basse
chantonnant un air disparu connu de moi seul
de vagues traces frêles tissus rapiécés à force d’être tiré
trié retiré tendu détendu porté oublié
je faisais la course contre le vent m’inventais
d’invisibles
poursuivants et des courses
improbables en compétitions solitaires
je me suis baigné si souvent dans cette rivière
le froissement des ailes dans les hautes herbes
du rivage dentelé au milieu des insectes et des poules
d’eau les bosquets la rivière qui le bordait
le clapotis de l’eau précédant leur envol
sombre cache gifles claquant au vent
et ces peupliers alignés à gauche là-bas sur les terres inondables
leur alignement en quinconce dans la monotone vibration
des augures printaniers d’Igor Stravinsky dans cet endroit
l’herbe paraissait très haute et plus jaune qu’ailleurs
le vent se mettait à souffler gonflant les mèches
vertes des longs peupliers son écho oscillant
me pinçait le cœur j’aimais passer à vélo sans
jamais
m’arrêter j’accélérais même je crois
la mémoire vive ne dépasse pas l’échelle séculaire
la maison de mes grands-parents à la sortie du village
le soir venu son flot de voitures monotone m’aidait à m’endormir
une musique lointaine et répétitive le grain de sable
son nom s’inscrivait sur le crépis blanc de la maison
noir en lettres de fer forgé légèrement de biais
sur un trottoir en gravier rhizomes herbeux de mauvaises herbes
deux pavillons descendaient en pente douce un petit chemin
de campagne au milieu des champs dépareillés
inutile de pédaler notre élan nous menait tranquillement
jusqu’à la rivière là bas tout là bas la Creuse
les lacunes et les ellipses de toute histoire familiale
à force d’entendre toujours la même version de ces histoires
l’odeur du café et tous les souvenirs liés
la cousine de ma grand-mère nous offrait parfois à boire
être chez soi dans un lieu public fréquenté par des habitués
cette image que je garde en tête de Line la patronne
une verrue au-dessus de la lèvre et son doux zozotement
les oiseaux mangent du pain mouillé disait-elle et j’essayais
de faire l’expérience de l’oiseau en goûtant cette mixture insipide
comment ne pas voir ces panneaux à vendre
je n’ai rien retenu bien sûr je ne me souviens de rien
son nom s’inscrivait sur le crépis blanc de la maison
à force d’entendre toujours la même version de ces histoires
la taille des trottoirs en sable pour aller au village chaque jour
route du Blanc leur changement de taille et ce que l’on voyait
à droite à gauche l’usine de gasoil sur le chemin a disparu
laissant place à un grand terrain vague balisé
le chemin de l’ancienne voie de chemin de fer
et
de l’autre la promenade aux bords de l’Indre
l’impression qu’il s’agit d’un autre lieu soudain
l’ancienne pompe à essence station-service garage Citroën
des souvenirs comme de nos lectures que nous reste-t-il ?
l’impératif d’y retourner au plus tôt d’y refaire un tour
je ne crois pas avoir vu tomber la neige dans ce paysage-là
les vieilles barrières dans un bois noueux qui se craquelait
gonflait et craquait gris sous le soleil d’été les limites des champs
barrières dont les griffes étoilées des fils de fer accrochaient
des poignées entières de poils échevelés en touffes rebelles
note animale sur la partition bucolique
le soleil ce jour-là écrasait nos épaules d’un poids
d’odeurs et de sons inouïs c’était à chaque fois le même chemin
celui qu’on empruntait le dimanche en famille pour faire le grand tour
et les ornières formées par la pluie ou le passage répété
de tracteurs et de voitures creusant la terre meuble
c’est un chemin que je voudrais refaire avec toi
C’est un chemin que je voudrais refaire avec toi , moi aussi.