boost #12 | Le grain de sable

C’est un chemin que je voudrais refaire avec toi



un mot un nom sur la devanture d’une vieille 

boutique fermée depuis trop longtemps


la devanture en bois de l’ancien Café des sports
les lettres de son enseigne enlevée c’est à peine 

si l’on y perçoit encore la forme et la traces des 
lettres
anciennes ce café a toujours été sombre

une forme de joie incompréhensible de trouver 

cette maison où j’ai passé mes étés et de la retrouver

après la traversée du village déserté elle est encore habitée
et mieux que sait qu’on travaille à l’agrandir la modifier
la transformer elle est encore en vie 

debout

nous avons la passion de la durée nous qui mourrons vite

village sinistrée une boulangerie deux boucheries
avec ma grand-mère plus loin sur la place de l’église

pour une tailler une bavette

 une scène qu’on a gardé
en mémoire malgré tout tout les reste est fermé 

comment ne pas voir 
ces panneaux à vendre
le garage Renault 
bar magasin de chaussures les salons
de coiffure
 encore deux ouverts Sylvie et Arno Coiffure

et c’est tout un pan de notre mémoire qui surgit 

s’effondre en nous en fait Celerain magasin 

de chaussures tout le reste est fermé

retourner là bas tu sais le long de ma rivière
juste assez pour fleurir la tombe le temps de déjeuner

un chemin dont enfant je connaissais chaque pierre

chaque touffe d’herbe chaque fossé tous les champs

où j’ai passé tant d’été de vacances

je passais des heures entières à pédaler 

sans interruption sur ma machine

pour ne pas mettre pied à terre

le vélo était bien trop grand pour moi et les ressorts 

grinçants de la selle je dominais le paysage
le chemin se profilait devant moi rêveur perdu

dans mes pensées je me parlais à voix basse 

chantonnant un air disparu connu de moi seul 



de vagues traces frêles tissus rapiécés à force d’être tiré
trié retiré tendu détendu porté oublié

je faisais la course contre le vent m’inventais
d’invisibles 
poursuivants et des courses
improbables en compétitions solitaires

je me suis baigné si souvent dans cette rivière
le froissement des ailes dans les hautes herbes 

du rivage dentelé au milieu des insectes et des poules 

d’eau les bosquets la rivière qui le bordait

le clapotis de l’eau précédant leur envol

sombre cache gifles claquant au vent



et ces peupliers alignés à gauche là-bas sur les terres inondables
leur alignement en quinconce dans la monotone vibration 

des augures printaniers d’Igor Stravinsky dans cet endroit
l’herbe paraissait très haute et plus jaune qu’ailleurs

le vent se mettait à souffler gonflant les mèches 

vertes des longs peupliers son écho oscillant 

me pinçait le cœur j’aimais passer à vélo sans
jamais 
m’arrêter j’accélérais même je crois

la mémoire vive ne dépasse pas l’échelle séculaire

la maison de mes grands-parents à la sortie du village

le soir venu son flot de voitures monotone m’aidait à m’endormir
une musique lointaine et répétitive le grain de sable



son nom s’inscrivait sur le crépis blanc de la maison
noir en lettres de fer forgé légèrement de biais
sur un trottoir en gravier rhizomes herbeux de mauvaises herbes



deux pavillons descendaient en pente douce un petit chemin 

de campagne au milieu des champs dépareillés
inutile de pédaler notre élan nous menait tranquillement
jusqu’à la rivière là bas tout là bas la Creuse

les lacunes et les ellipses de toute histoire familiale

à force d’entendre toujours la même version de ces histoires



l’odeur du café et tous les souvenirs liés

la cousine de ma grand-mère nous offrait parfois à boire

être chez soi dans un lieu public fréquenté par des habitués

cette image que je garde en tête de Line la patronne

une verrue au-dessus de la lèvre et son doux zozotement
les oiseaux mangent du pain mouillé disait-elle et j’essayais
de faire l’expérience de l’oiseau en goûtant cette mixture insipide

comment ne pas voir ces panneaux à vendre

je n’ai rien retenu bien sûr je ne me souviens de rien

son nom s’inscrivait sur le crépis blanc de la maison
à force d’entendre toujours la même version de ces histoires

la taille des trottoirs en sable pour aller au village chaque jour
route du Blanc leur changement de taille et ce que l’on voyait

à droite à gauche l’usine de gasoil sur le chemin a disparu
laissant place à un grand terrain vague balisé

le chemin de l’ancienne voie de chemin de fer
et 
de l’autre la promenade aux bords de l’Indre
l’impression qu’il s’agit d’un autre lieu soudain

l’ancienne pompe à essence station-service garage Citroën

des souvenirs comme de nos lectures que nous reste-t-il ?
l’impératif d’y retourner au plus tôt d’y refaire un tour

je ne crois pas avoir vu tomber la neige dans ce paysage-là

les vieilles barrières dans un bois noueux qui se craquelait

gonflait et craquait gris sous le soleil d’été les limites des champs

barrières dont les griffes étoilées des fils de fer accrochaient 


des poignées entières de poils échevelés en touffes rebelles
note animale sur la partition bucolique

le soleil ce jour-là écrasait nos épaules d’un poids 

d’odeurs et de sons inouïs c’était à chaque fois le même chemin
celui qu’on empruntait le dimanche en famille pour faire le grand tour

et les ornières formées par la pluie ou le passage répété
de tracteurs et de voitures creusant la terre meuble



c’est un chemin que je voudrais refaire avec toi

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

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