boost#14 Dans le tableau, on voit.

La maison était située à l’extérieur du bourg. Je n’y parvins qu’en début de soirée, qui se confond avec la fin de l’après-midi en cette saison, même à l’Est. L’adresse écrite sur le papier était simple et correcte pourtant, mais je ne trouvai personne pour me renseigner efficacement. Dans ces villages de montagne, on ne va jamais quelque part, mais chez quelqu’un. Aux noms officiels des routes sont fréquemment substitués des directions ou celui qui les a précédés. Le numéro de l’endroit où l’on m’attendait comportait trois chiffres, et j’avais du mal à croire que plus d’une centaine d’habitations puissent être recensées aux abords immédiats du centre. Je m’étais préparé à une longue randonnée et je marchai pendant près de deux heures finalement parce que j’étais perdu et non par cause de la distance réelle à parcourir depuis le bureau de l’Écrivain public. Au bout d’une longue route qui pointait vers les bois sans offrir la moindre ombre, je me retrouvai devant une maison sans grâce aux abords d’un champ. Sur la porte entrouverte, je repérai sans mal le petit dessin qui servait de signature à ma feuille de route. Après avoir inutilement frappé, j’entrai dans le couloir sombre. Personne ne venait à ma rencontre, et je renonçai à appeler, assez certain que personne ne viendrait, que cela faisait partie du dispositif. Si je me retrouvais là, ce n’était pas par hasard et on peut dire que je l’avais bien cherché. Il y avait des années que je souhaitais être pris dans une de ses œuvres, ce qui m’y rendait peu éligible. J’avais rusé pour obtenir ma place. Je faisais partie des avertis et elle préférait les candides, ce que je comprenais tout en trouvant parfaitement injuste ma disqualification. Sur la table de la cuisine, une carafe d’eau me sembla phosphorescente dans la pénombre tant j’avais soif. On avait cuit de la viande rouge, l’odeur restait, et tandis que je buvais, je regardais la disposition des placards et les pots d’épices groupés près de la gazinière, les petits coussins d’assise des chaises en formica, la partie de chasse de la toile cirée et la vaisselle à bleuets sur l’égouttoir comme si j’avais dû prendre possession des lieux. Certain que rien ne se passerait là, je poursuivis mon exploration et me cassai le nez sur une porte menant à l’étage. Le chemin était en quelque sorte balisé et cependant, je me sentant comme le loup du conte, entrant chez sa victime pour se substituer à elle, bien davantage que comme le chaperon qui vient après. Je le répète : j’étais averti et si je n’avais pas la moindre idée de ce qui allait se jouer -là, je croyais en reconnaître la façon, le style… J’avais traversé un salon de gros fauteuils en velours, quand je poussai une dernière porte qui me mit dehors. Il y avait là sous une pergola, une femme occupée à peindre la montagne qui nous faisait face au bout d’un long pré qui venait d’être fauché. Elle ne s’était pas retournée en m’entendant. Le pinceau n’avait pas quitté le papier. Un grand oiseau métallique dans le soleil rasant piqua vers le champ et sans que je puisse voir ce qu’il enlevait, j’entendis le cri d’un petit animal. Elle leva la tête et posa le pinceau. Je crus l’avoir entendu dire « Prenez place », mais d’une voix si faible que je ne pourrai le jurer. Je m’assis dans un fauteuil de jardin contre le mur de la maison. J’étais pris dans son ombre, mais le dos de la femme lui échappait, à quelques mètres de moi. Le jour tomberait presque aussi vite que le rapace. L’herbe coupée flamboyait pour finir. Elle prit un livre que je n’avais pas remarqué dans le fatras des papiers et des petits pots de couleurs. La montagne bleue, de l’autre côté de la vallée invisible qui nous séparait d’elle, portait encore des barrettes d’or. Elle avait ouvert le livre à un endroit précis. Je vis sa main poser le marque-page à l’angle de la petite table. Elle n’allait pas se retourner. J’en eus la certitude au cœur, comme un coup, un bref vertige. J’essayai de me rappeler ce que je savais de ses œuvres, de sa démarche, mais tout se perdait dans le contre-jour de son dos, de ses cheveux relevés sur une nuque fine et longue. Elle lut. Sa voix tout juste assez forte pour que j’entende chaque mot. C’était un matin, dans une chambre bienheureuse, le retour de l’enfance quand l’enfance est finie, mais que la chambre en a gardé les meilleures heures. L’odeur des fleurs orangées qui descendaient en petites lianes dans la pergola, mélangée à celle des foins me donnait un léger tournis. Des pans entiers de montagne s’éteignaient d’un coup, l’ombre du bois mangeait le pré, l’illusion de la fraîcheur me gagnait. Elle décrivait un bouquet de fleurs sur une table de chevet, un immense bonheur inopiné. C’était comme le mien, soudain, si véritablement que les larmes me venaient, sans que rien ne les explique. Je croyais n’avoir jamais rien entendu de plus juste, de plus beau, de plus simple. Je réprimai difficilement un sanglot sorti de je ne sais où. Elle ne se retourna pas et poursuivit la lecture. J’avais croisé un homme sur la route en venant, et plus tôt l’enfant de la salle d’attente qui m’avait souri ostensiblement. Je connaissais son œuvre, je savais que je n’étais pas le seul a être venu prendre place dans ce fauteuil. Mais j’étais certain d’être le seul à l’entendre vraiment et la montagne noire qui ne conservait plus qu’une fine auréole me donnait raison. Elle avait arrêté la lecture. Elle reprit le marque-page et ferma le livre. On entendait les insectes et les oiseaux, soulagés par le retrait de la lumière ardente d’un poids plus lourd que le leur. Grâce leur était faite jusqu’au prochain midi. Le ciel prenait l’orangé des fleurs qui semblaient éteintes. Je n’arrivais pas à me lever pour partir. J’avais besoin de me moucher, mais une gêne épouvantable me retenait de faire le moindre bruit. Mes larmes continuaient à couler et je pense qu’elle entendait chacun des à-coups qui me soulevaient la poitrine. Elle n’avait pas repris la peinture. Elle regardait devant elle, la disparition du soleil au profit du grand incendie du ciel. N’y tenant plus, je me mouchai et cet aveu de faiblesse me coûta comme une défaite. Elle ne se retourna pas et je la détestai soudain avec une telle violence que je pris peur (…)

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com