# rectoverso #01 | Stations

La nouvelle gare des autobus, au terminus de la ligne, est une esplanade implacable où la lumière évapore l’épaisseur des choses. Seuls vibrent les contours, la mince verticale des lampadaires, la maigre silhouette des végétaux espacés les uns des autres. Rien ne dépasse du paysage. Il ne pend presque plus aucun câble de travaux, les poteaux provisoires, aussi, ont disparu. Des jeunes arbres de quelques mois, plantés là, une rangée a résisté, la suivante se dépeuple, et dans la perpendiculaire, trois sur quatre sont morts. Minéral est le sol de ciment, qui emprisonne de gros graviers Sur le bitume bien noir, les figures géométriques de la signalisation routière exposent leur blanc tout neuf: rectangles, flèches, croix, deux ovales pour les roues d’un vélo, quelques lettres aussi que des hommes dessinent le matin, au chalumeau et au pochoir géant, revêtus de gilets de chantier oranges. Au milieu de la journée, cette grande nappe de lumière, seules quelques personnes la traversent, hésitant entre fuir le soleil à la recherche d’un abri, et ralentir l’allure pour ne pas fondre de chaleur. Le petit attroupement qui s’était resserré sous l’ombre minimale de l’abribus clinquant se faufile comme une colonne de fourmis par la porte de l’autobus numéro sept. Surgie du muret de béton qui cache l’escalier monumental du métro, une femme presque âgée portant vêtements souples et casquette esquisse quelques pas de course, parvient juste à temps à taper à la croupe du bus. Le chauffeur l’a vue et l’attend.

Par la fenêtre, une lumière de fin d’été en juin. Les champs sont dorés. La campagne est immobile. Le train la traverse comme une flèche, ne laissant à l’œil aucune possibilité d’en contempler les détails. Le paysage s’appréhende dans sa globalité, qui ne cesse de se mouvoir. Il est doux et vallonné, une palette de tons chauds, même les verts en sont teintés, et les larges rubans d’eau arborent des couleurs saturées. Tout semble si paisible depuis le confort berçant d’un wagon climatisé.

Une banlieue résidentielle. En face de la gare, le café du départ. Vendredi de chaleur, quatorze heures. Derrière son comptoir, le serveur d’âge mûr, rougeaud, l’accent parigot, en noir. En deçà, portant uniforme d’Île-de-France mobilité, une jeune femme à la peau foncée, immobile sur son tabouret. Elle a des lunettes de soleil dans cet intérieur où la lumière crue du jour peine à pénétrer. La conversation vient sur ce sujet. Les lunettes, c’est pour protéger, et aussi pour masquer l’œil très rouge, irrité. Un vaisseau a pété. Elle le montre au barman : la climatisation. «Tu sais», rétorque-t-il, «dans ton métier, tu touches à tout, les mains partout, et puis tu te frottes l’œil.» La fatalité. «Demain je suis de repos,» répond-elle. «À quelle heure tu ouvres dimanche ? » Ils comparent leurs horaires. Elle n’aimerait pas être à sa place. Il échangerait bien, lui – il plaisante – lui jusqu’au soir il sera derrière son comptoir. Elle rit aussi, mais décidément elle n’a pas envie d’inverser leurs métiers. Pourtant, des deux, c’est lui qui semble le plus épanoui.

Sous les oliviers qui entourent le monument aux cheminots morts à la guerre, se sont mis à l’ombre des voyageurs évacués de la gare par l’alerte à la bombe, et des employés qui ont quitté leur étal de sandwiches et boissons variées, dont il ne sera pas question ici du prix. Les premiers arrivés se sont assis sur le rebord de la sculpture – un petit obélisque de béton où sont gravés des noms – les suivants par terre. Une jeune femme fait patiemment rouler une balle de tennis vers son enfant qui la prend, tape par terre, rit de toutes ses deux dents. Quelques uns font quelques pas lents, traînant des valises multicolores. Il y a des uniformes blancs – ceux de la boulangerie – et des tenues noires – ceux de l’enseigne du supermarché. Ils et elles sont jeunes, parfois très, sauf une femme en civil qui les rejoint après, un accent aux lèvres, souriante et bien maquillée. L’ambiance est détendue, une pause inattendue dans la journée, on semble bien s’entendre, en tout cas on se connaît bien, les deux enseignes étant voisines et réunies sous une même direction, les vendeurs interchangeables. Une femme assise à côté, un sac à dos posé entre ses genoux, demande si c’est fréquent. « Oui mais d’habitude ça ne dure pas si longtemps ». Deux serveuses un peu à part, s’inquiètent entre elles de savoir si elles seront quand même payées. Et puis la discussion prend. Celui dont il est question – « Il avait encore sa tenue de travail » – il en a déjà été question, plusieurs fois et plus tôt, dans la conversation – « Il l’a fait sous les caméras, on l’a tout de suite reconnu. » – L’affaire est la suivante : un de leurs collègues a trouvé un portefeuille dans la gare. Il l’a gardé, au lieu de le rapporter, avec l’argent et les papiers. Mais son manque de discrétion l’a tout de suite fait repérer. La discussion est soulevée par un jeune homme qui s’est allongé tranquillement par terre, qui a retiré ses chaussures, et qui ne comprend pas qu’on ait cherché noise à ce garçon-là : il avait fini ses horaires. « Toi si t’as la chance, tu les gardes, les euros, si t’as la chance ». Elle est relancée par une jeune brune, délicate et déterminée. Deux visions s’opposent. La première, qui veut qu’on saisisse l’occasion, et qu’on n’ait pas de comptes à rendre, dès qu’on quitte les règles de l’emploi salarié. Quelques autres voix s’immiscent – « Ça peut porter atteinte à l’image de marque » – « Il était encore dans la gare ». – La seconde, qui exprime l’adhésion à une morale, dans l’absolu, une éducation à porter attention à l’autre, à sa propriété. – « Toi tu serais content si on te rapportait tes papiers. » Ils ne précisent pas à quel moment c’est survenu, ni quelle sanction il a reçu. Ils le savent, eux. – « Moi j’ai jamais eu la chance ».

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie esclave romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. «Ton Nombril» et «BigBang» (Toutàlheure, 2023 et 2024, illustrations de Luce Fusciardi) sont des albums pour les tout-petits qui forment un diptyque sur le thème de l'origine.

8 commentaires à propos de “# rectoverso #01 | Stations”

  1. Merci Laure pour ta lecture et cette lecture. J’aime les petites chutes à chaque fragment, rendant finement les interactions de notre humanité, ainsi que la description de ces lieux et micro événements, tellement XXIe siècle!

  2. Merci aussi de ta lecture, Valérie. J’ai essayé de travailler les petites chutes, la fin d’un texte, long ou court, je trouve toujours ça difficile.

  3. Salut Laure, au plaisir de te relire et j’espère te revoir bientôt. Désolée pour le rendez-vous manqué de juin mais je n’aurai vraiment pas pu venir, j’étais si fatiguée que j’ai dormi pendant tous mes premiers jours de retour. Bises.

    • Bonjour Clarence, il faisait tellement chaud ! J’espère qu’on se reverra bientôt, en attendant je vais lire ton texte. Bises

    • Merci Gracia, parmi les images qui me sont venues de la semaine, oui j’en ai choisi quelques unes qui me semblaient aller ensemble. À bientôt !

  4. La gare, une, plusieurs, ça se répond mais le monuments aux cheminots morts est un lien intéressant, inattendu. Ce sont aussi des scènes très visuelles, couleurs bien présentes, imagées jusque dans le maquillage…