#rectoverso #02 | Un stade dans la nuit



RECTO

À ce stade de la nuit je mémorise un texte à voix haute, celle que je devrai avoir devant le jury de fin d’année de la classe de diction de l’académie de Verviers – beaucoup de de, les choses tombent les unes après les autres, heureusement ce n’est pas moi qui ai écrit le texte à déclamer – la voix que j’aurais pu avoir plus tôt, pense-je, si j’avais pu, comme aujourd’hui, dépasser la peur irrationnelle d’un danger qui n’existe pas.

À ce stade de la nuit j’abuse de points de suspension ; je suspends le temps, je suspends du linge, je suspends mon vol rêvé, je suspends la décision qui conditionnera la suite des événements.

À ce stade de la nuit je fais les casiers, comme on dit, c’est-à-dire que je trie des bouteilles vides, par genre, par marque, et je les replace dans les casiers idoines ; je repère les manques, je comble les trous dans les frigos ; cela nécessite des allers-retours dans la cave uniquement accessible par une échelle de meunier située sous une trappe au milieu du bar ; une fois remonté, toujours penser gaffe au gouffre. Ça me casse le dos, ça me casse les couilles, mais j’aurai quelques bières gratos pour ma peine. Je dois faire comprendre aux gens impatients que tout cela prend un certain temps, que le temps c’est de l’argent, que l’argent ne fait pas le bonheur qui, comme chacun sait, se trouve dans le pré d’à côté.

À ce stade de la nuit mon chat n’est toujours pas rentré, ce n’est pas dans ses habitudes ; je ne sais pas si je dois m’inquiéter, mais le simple fait de me poser la question y répond sans doute. J’ai adopté cette pauvre bête alors qu’elle squattait le jardin de ma tante, à Tours, depuis plusieurs jours. Ma tante n’est plus là, elle est décédée le 23 mai, de vieillesse comme on dit. J’ai essayé d’accompagner sa fin de vie au mieux, en lui épargnant l’ehpad ; je suis encore dans sa maison, le temps de régler la succession, puis je rentrerai en Belgique. Qu’est-ce que je vais faire du chat ?

À ce stade de la nuit j’en suis à ma deuxième tranche d’insomnie. Mes cycles de sommeil sont éclatés. Je me relève, me réchauffe un bol de soupe en essayant de faire le moins de bruit possible, pour ne pas déranger le repos de mes voisins d’appartement. J’envie la régularité de leurs roupillons.

À ce stade de la nuit les Ardentes battent leur plein sur les hauteurs de la ville – plein de monde, plein de psychotropes, plein de décibels –. Cette année je me suis mis des bouchons de protection dans les oreilles, même s’il y a quelque chose d’absurde à écouter de la musique avec des barrages dans les pavillons ; le plus important : il ne pleut pas, on évitera le merdier de 2023, le camping restera praticable.

À ce stade de la nuit je roule depuis trois heures, sans pause, il serait temps d’y penser. Penser, la conduite nocturne sur autoroute y pousse, parfois jusqu’à la rumination. À cinq heures je devrais être rentré à la maison. Qu’est-ce que je vais y trouver ?

À ce stade de la nuit je remonte le temps ; je me souviens de certains rituels de l’enfance, dont le coucher à 19h30, quelle que soit la saison, et cette impression bizarre, au cœur de l’été, d’une obligation de nuit – fenêtre ouverte, volet baissé, lumière filtrée par les lattes – alors que le jour n’en a pas encore fini.


VERSO

La nuit tombe, je suis assis à la terrasse du Président, haut lieu de socialisation ; sauf qu’aujourd’hui, à 22h15, j’y suis seul, la pluie a fait chuter la température. J’ai commandé un café noir avec un petit verre d’eau, comme d’habitude, pour énergiser mes insomnies. Il y a un début d’incendie dans le grand cendrier sur pied qui récolte le contenu des cendriers de table. Je le signale à la serveuse qui maîtrise rapidement le danger. Je lui dis qu’on aurait pu faire un BBQ, elle sourit. Quatre Marocains sortent pour fumer. Ils parlent fort dans leur langue, je ne comprends rien mis à part quelques éclats en français dans le texte permettant de deviner un thème : nom de famille / ce sont des berbères arabisés / 300 km / ils se déplacent / c’est pas d’aujourd’hui / changement climatique / quand il pleuvait / le sud / 52 km / à la base / c’est des Français / c’est lui qui l’a dit. Arrive un vendeur de fleurs Indien, la cinquantaine grisonnante, il se rend compte assez vite qu’il n’y a rien à espérer à l’extérieur, il rentre, ressort aussitôt, il a fait chou blanc. Arrive un jeune homme Belge en scooter, il vient rechercher la serveuse, sa fiancée, elle aura fini son service à 23h. Arrive le patron Albanais dans son VW caddy blanc, sa sacoche sous le bras, il vient récolter la recette et faire la fermeture. À cette heure de la nuit il ne pleut plus, Elon Musk a fondé le parti de l’Amérique, les Belgian Flames ont été battues 6-2 par l’Espagne, Tim Merlier a gagné l’étape du jour au Tour de France, tout va bien. Un train de marchandises passe sur le viaduc de la Place des Nations Unies, la nuit est son royaume.